Le sujet, queer à l’ère de la reproductibilité
technique. Quand la série en photographie
mine le récit autobiographique

- Anne-Cécile Guilbard
_______________________________

pages 1 2 3 4

A la même époque exactement que l’américaine Cindy Sherman, le photographe camerounais Samuel Fosso commence aussi à se photographier dans différents costumes en différents décors dans son studio à Bangui en Centrafrique. La légende veut qu’il ait entamé ce projet en finissant les pellicules sur lesquelles se trouvaient les portraits de ses clients qu’il fabriquait en professionnel, en artisan de la photographie. Exposé aux rencontres de la photographie africaine de Bamako en 1994, il commente ainsi son travail : « J’utilise mon corps pour divertir, pour dire que chacun peut faire ce qu’il veut. Le monde n’a pas été construit pour un seul modèle ». L’œuvre, excentrique au sens premier du terme, se compose là encore de stéréotypes, de clichés transportés par la télévision et les magazines dans la première série très glamour Seventies, et d’une autre manière dans l’ironie de la deuxième série Tati. Son œuvre dresse, comme celle de Cindy Sherman à l’égard de la femme, un répertoire ironique des images de l’homme et de la femme noirs (Simon Njami reprend à son sujet le mot césairien de négritude) : golfeur, rockeur, marin, femme américaine libérée ou « Chef (qui a vendu l’Afrique aux colons) », il y a dans ce projet autant de jeu que de conscience politique. (Une parenthèse, mais qui va dans le sens de la mobilité des représentations qui fait ici mon sujet : on remarquera que la mention de l’œuvre de Samuel Fosso oblige à repréciser rétrospectivement la désignation de l’œuvre de Cindy Sherman : ce n’est pas au sujet de la femme en général – si la notion est maintenue – qu’elle travaille, c’est particulièrement sur la femme blanche. Dans la série Tati, Samuel Fosso interprète de fait une autre « femme américaine libérée des années 70 »).

Simon Njami repère deux séries plus intimes dans l’œuvre de Samuel Fosso, où l’autobiographie au sens premier apparaît, avec la « Mémoire d’un ami » et « Souvenir de mon grand-père », mais le critique constate aussi qu’avec la série de 2008, African spirits, dans laquelle Fosso incarne des personnalités noires de l’Histoire (Angela Davis, Malcolm X,…) dans des portraits façon Harcourt, l’œuvre glisse :

 

Les corps que nous voyons représentés ne sont plus le sien mais bien ceux de ceux qu’il incarne. L’autoportrait, exercice en apparence voué à la représentation narcissique de soi, peut prendre des dimensions et des formes diverses, parfois contradictoires. Samuel Fosso glisse doucement d’une forme d’affirmation de soi à l’énoncé d’un « nous » qui le prend par surprise [7].

 

L’autoportrait collectif est en effet la surprenante issue d’une pratique de la photographie dont on a dit plus haut qu’elle était irréductible à la généralité. La multiplication des photographies ne génère pas leur subsumption dans la représentation d’une identité globale car la pluralité résiste : c’est un groupe que forment les autoportraits de Samuel Fosso, et en fait, dans son cas précis, un peuple. Il déclare :

 

Je porte la vie des autres, ce n’est pas du déguisement, c’est l’histoire du malheur et de la souffrance. J’ai voulu commémorer ceux qui ont lutté pour les droits des Noirs, ceux qui ont eu le courage d’affronter l’avenir. Je l’ai fait pour que leur image ne soit pas oubliée, et qu’ils entrent dans l’histoire visuelle de l’Afrique à travers ma propre image [8].

 

Il faut revenir à l’exemple de l’autobiographie impersonnelle d’Annie Ernaux pour constater par la comparaison que le visible des photographies de Samuel Fosso retient irrésistiblement les images dans la sphère du personnel, à chaque fois de l’individu privé, et l’éparpille comme on l’a dit, dans une pluralité qui fait la différence entre l’impersonnel de la langue et le collectif des images. Ce n’est pas comme dans Les Années l’histoire d’un « je » qui se reconnaît et se représente en « elle » qui est racontée, figure d’une époque ; c’est l’histoire d’un « je » qui se manifeste pluriel : pas un « On » impersonnel, mais un « Nous », collectif. Pour le dire autrement, il n’y a pas de délocution véritablement possible en photographie, puisqu’elle est inscription d’une rencontre physique entre l’opérateur et le sujet. Quand ces deux-là sont les mêmes dans l’autoportrait, c’est bien toujours cette diversité interne qui surgit à la première personne : le « je et/ou tu »à l’endroit de l’image narcissique, ou bien le « je et/ou il et /ou elle », qui s’appellent le « nous ». Peut-être est-ce, plutôt que l’impossible impersonnel en photo, l’adjectif « transpersonnelles » qu’utilise Lisa Phillips pour qualifier les images de Cindy Sherman [9] qui conviendrait le mieux pour désigner la représentation du sujet au travers de ses photographies parce que le préfixe dit justement ce mouvement vers le hors sujet de l’artiste lorsqu’il se photographie.

Dans sa dernière série « Sixsixsix » (2015-2016), Samuel Fosso expose, en tirages uniques « instant print », « 666 images différentes en autoportrait » (c’est sa propre formule). A la question qu’on lui pose : « Dans SIXSIXSIX, peut-on penser que c’est l’artiste Samuel Fosso ou un autre que l’on voit sur ces images ? », il répond :

 

Ce n’est ni le corps qui sourit, ni le corps qui pleure mais ça représente la vie et tous ces malheurs qui nous frappent dans notre intérieur. Au final, il s’agit d’émotions enfouies que nous créons nous-mêmes et d’exorciser mes propres ressentis face à cette situation [10].

 

Constatons que la première personne du singulier n’intervient jamais dans sa réponse, au profit du pluriel. A l’exception de ce qu’il s’agit d’exorciser, c’est- à-dire, précisément, de sortir de soi.

Enfin, l’extraordinaire série de la photographe sud-africaine Zanele Muholi, Faces and phases (2006-2014), qui cumule des centaines de portraits de femmes lesbiennes et de personnes transgenres dans un pays où certes le mariage pour tous a été légalisé en premier sur le continent, mais où l’homophobie et ses violences demeurent, constitue explicitement un projet activiste de visibilité communautaire. Magnifiques portraits, où c’est encore le nombre et la diversité des individus, leurs visages, leurs corps, qui frappe : photographiées selon un protocole suffisamment précis pour faire série en plus du thème : frontalité et regard droit, plan taille, chaque personne pose debout, exposant la singularité de son visage et de son corps, devant un fond uni, qui varie du neutre au diversement graphique. Nombreuses, belles, différentes, elles regardent le regardeur en face. C’est Zanele Muholi elle-même qui explicite dans un entretien le rapport qu’on tente ici d’établir entre les portraits et l’autobiographie par les photographies. Elle dit :

 

Chacun qui regarde ses photographies remarquera que ce n’est pas seulement mon travail, mais notre travail. Chaque portrait représente quelqu’un et raconte l’histoire de sa vie. Cette personne représentée vient de quelque part, elle a une famille, des amis, elle est connectée à la société et contribue à cette société à laquelle nous appartenons tous [11].

 

>suite
retour<
sommaire

[7] S. Njami, Samuel Fosso, Revue noire, 2010.
[8] Samuel Fosso, dans un entretien avec Brigitte Ollier, « Le narcisse noir », Libération, 3 août 2010 (consulté le 14 février 2020).
[9] C’est Rosalind Krauss qui rapporte cette formule propos de Lisa Phillips et la met en lien avec le commentaire Peter Schjeldahl à propos des Stills de Cindy Sherman : « "She has mined this sediment for ideas, creating an array of new, transpersonal images that spark across the gap between self and culture.” The mythic content Schjeldahlthen consumes from these instances of the self-as-oracle is that it is in the nature of the artist to organize “messages that seem to tell us our nature and our fate” » (Rosalind Krauss, Bachelors, MIT press, 1999, p.112).
[10] Entretien avec Yves Chatap, « Les vies de Samuel Fosso », C&, 1er juin 2017 (consulté le 14 février 2020).
[11] Entretien RFI avec Siegfried Forster, « Zanele Muholi à la Fondation Louis Vuitton », RFI, 28 avril 2017 (consulté le 14 février 2020). Voir aussi l’entretien avec Deborah Willis, « Zanele Muholi’s Faces & Phases », Aperture, n° 2018, Spring 2015 (consulté le 14 février 2020).