Le sujet, queer à l’ère de la reproductibilité
technique. Quand la série en photographie
mine le récit autobiographique

- Anne-Cécile Guilbard
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résumé

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"Queer” est alors une manière de chercher à dissoudre les frontières afin que d’autres identités (transgenres, bisexuels, etc.) et la multiplicité des identités gays et lesbiennes (folles, tantes, Butch/fem) aient toute leur place dans un mouvement contestant les normes sexuelles, culturelles et sociales. [C’est] un geste de résistance à la norme [1].

 

 

Le point de départ de cette réflexion se trouve dans les problématiques de genre et de sexualité, dans leur dimension intersectionnelle, c’est-à-dire touchant également les rapports de classes sociales et de couleur de peau, les questions d’identité qui s’animent depuis les années 1970 grâce à des artistes et à des penseurs comme Roland Barthes, Gilles Deleuze, Michel Foucault et Jacques Derrida, promoteurs de discours qui s’inquiètent de l’identité du sujet socialement minorisé. Force est d’observer qu’en photographie la dissémination derridienne, la fragmentation barthésienne, la domination foucaldienne, la créolisation glissantienne qui fait suite à l’identité-rhizome de Deleuze et Guattari, tout ce grand courant de la théorie française qui a contesté l’assignation d’identité unifiée, que ce soit par le discours philosophique et social ou par le discours autobiographique (je pense au Roland Barthes par lui-même par exemple), tout ce grand courant voit, dans la représentation du sujet par les photographies, l’évidence d’une exemplification pragmatique.

D’abord en ceci, du point de vue de la représentation par l’image, que le sujet n’est plus pris dans l’icône socialement rare de sa représentation en peinture, de son portrait qui l’immortalisait en statuant sur son identité ;il est désormais multiplié par la prolifération des photographies de lui et/ou d’elle comme tenant-lieu, semblable et différé, de qui il et/ou elle est. Le sujet est devenu, par les photographies, manifestement multiple, divers, dans ses épreuves comme dans ses instants.

Le discrédit de l’identité unifiée est exemplifié ensuite en cela, que la démarche autobiographique qui consiste à s’exposer et se raconter, si difficile dans l’écriture, dans le récit avec les stratégies de cohérence toujours frauduleuse entraînées par l’obligation de linéarité, de cursivité(dès l’échelle de la phrase), trouve avec l’éparpillement, la multiplicité des images disponibles, déjà-faites et à faire, le principe, à l’écart de celui du discours, de la juxtaposition spatiale de fragments isolés, la faveur d’une exposition centrifuge de soi libérée de la représentation du sujet par le langage, coincé à l’angle du paradigme du lexique et du syntagme de la phrase.

Enfin, dans le fait que la démarche autobiographique, qu’elle soit littéraire, verbale, ou bien iconique, visuelle, a pour enjeu ou pour caractéristique identique dans l’exposition ou le récit de soi, de témoigner, d’affirmer une singularité au regard du public lecteur ou regardeur : on peut considérer que l’affirmation du « je » dans l’autobiographie, comme je viens de le dire s’effectue toujours dans un conflit avec la langue, mais elle relève aussi à un autre niveau d’un défi porté aux attentes du public : défi chrétien de Saint-Augustin, défi humaniste de Montaigne contre quelque centrisme que ce soit, défi moral de Rousseau, défi littéraire porté à la langue des auteurs et autrices du Nouveau Roman, défi à la vérité du sujet porté par l’autofiction de la fin du XXe siècle… jusqu’au défi contemporain du sujet sociologique d’Annie Ernaux avec l’autobiographie impersonnelle dressée dans Les Années. Cette dernière œuvre nous intéresse d’autant plus ici qu’elle est constituée sur le principe de descriptions de photographies absentes. Cet exemple, maintenant bien commenté dans les études littéraires et photolittéraires, tend à montrer, dans le texte, ce que la photo fait au sujet : elle le pluralise, le manifeste dans, ou parmi les multiples représentations photographiques. Mais dans Les Années, ce qui rend le sujet impersonnel, c’est la suppression du visible particulier des images et la généralisation, ainsi dans l’écriture, aux poses et motifs d’une histoire de la photographie vernaculaire propre à une époque et à une société. Le tour de force d’Annie Ernaux consiste à supprimer les singularités des individus (visages et corps) en escamotant les images, et à décrire ainsi, hors cette visibilité qui ne sait pas tolérer la généralité, un sujet sans visage, identifiable pourtant dans les lieux communs de ses représentations.

 

Composer

 

Justifiant dans l’introduction son projet d’écrire la biographie du poète et philosophe du Tout-Monde Edouard Glissant, François Noudelmann résume ainsi tout récemment la position contemporaine de qui veut se livrer au récit de vie.

 

Déjouant le grand récit unitaire de la vie, [les biographies d’écrivains] réhabilitent le vécu sur la scène de l’écriture, mais divisé et pluriel. La vie d’un auteur relève de personnalités multiples avec lesquelles doit composer l’écriture biographique [2]. (Je souligne)

 

Composer avec les images multiples, c’est le jeu auquel se livre Duane Michals avec la fameuse série, la séquence justement intitulée « Things are queer » (1973) qui, en reprenant le motif plombier, sanitaire du Duchamp de 1917 (clin d’œil à Fontaine) travaille, par l’illusoire modification successive des échelles de plans dans les huit et/ou neuf images de sa série, à la déconstruction efficace de notre lecture de la représentation. L’efficacité visuelle de Things are queer n’a d’égale que la difficulté à restituer verbalement ce qu’elle offre au regard. La narration, puisque succession temporelle il semble y avoir avec le faux recul progressif de l’appareil qui élargit le plan à chaque nouvelle photo, doit en effet procéder par épanorthose à partir de l’événement premier qui est l’intrusion du pied du géant. S’efforçant de corriger à chaque nouvelle image ce qui semblait se présenter dans l’image précédente et dans les images précédentes, la narration bute finalement sur la boucle qui conduit à considérer la dernière image, pourtant parfaitement identique à la première, certes comme un retour au point de départ, mais différé. C’est très exactement le jeu abyssal de la différance derridienne qui est mis en œuvre ici, où se joue l’opposition interne au même, le même et l’autre en cours de différenciation sans arrêt à l’intérieur du même. Queer donc, et également au sens de la « résistance à la norme » puisque le confort de notre identification assurée, unifiée, des choses est ici mis à mal.

 

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[1] D. Eribon, Dictionnaire des cultures gay et lesbiennes, Larousse, 2003. C’est en 1973, dans Le Corps lesbien que Monique Wittig lance cette expression de « geste de résistance à la norme ». « In 1991, Teresa de Lauretis used the words “queert heory” to describe a way of thinking that did not use heterosexuality or binary gender constructs as its starting point, but instead argued for a more fluid concept of identity. The works of Michel Foucault and Judith Butler are often considered the founding texts of queer theory » (J. Gieseking, “Queer Theory”, dans V. N. Parrillo, M. Andersen, J. Best, W. Kornblum, C.M. Renzetti et M. Romero, eds. Encyclopedia of Social Problems. Thousand Oaks, CA: Sage Publications, 2008, pp. 737-8).
[2] Fr. Noudelmann, Edouard Glissant. L’identité généreuse, Flammarion, « Grandes biographies », 2018 (introduction).