Le sujet, queer à l’ère de la reproductibilité
technique. Quand la série en photographie
mine
le récit autobiographique
- Anne-Cécile Guilbard
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L’intericonicité avec la référence à Duchamp n’est ainsi certes pas gratuite puisqu’il s’agit là aussi de déstabiliser la vue(si cette dernière consiste en une capacité à reconnaître, à lire, à assigner une identité), et à mettre en œuvre le regard (si ce dernier est défini comme la capacité à chercher à voir, sans que le résultat certain de cet effort soit jamais engagé) : Fontaine est sous nos yeux, toujours déjà, mais presque en même temps seulement, un vulgaire urinoir bizarrement signé. Le rapport qu’entretenait Marcel Duchamp avec son alter ego Rrose Sélavy ressort dans le portrait qu’en fait Man Ray au même principe d’une résistance interne à la représentation : le travesti (ici compliqué des mains d’une autre) offre la figure de ce déploiement interne de l’opposition : pas seulement il ou elle, mais bien il et/ou elle.
Ainsi, les photographies utilisées par Duane Michals et arrangées par lui sous forme de séquence génèrent une incertitude persistante que certaine photographie unique, certain portrait parvient à développer aussi, dès lors en réalité que s’y manifeste « le lieu et le jeu de la différance » pour reprendre la définition du pharmakon de Derrida, qui est aussi une définition de l’identité queer.
L’œuvre de la photographe contemporaine Cindy Sherman n’est certes pas la première à entrer dans la critique de genre, mais marque, en plus de sa qualité, par sa détermination à l’égard d’une conscience des représentations depuis la fin des années 1970. Eva Respini observe que
Plus que jamais, l’identité est malléable et fluctuante : l’œuvre de Cindy Sherman le confirme, révélant et critiquant le caractère artificiel de l’identité et la complicité de la photographie dans sa construction [3].
Se prenant au jeu de la performance pour la première série de ces Untitled film stills en 1977, en jouant à se mettre en scène à la manière des personnages féminins du cinéma hollywoodien et européen des années 1950 et 1960, elle déclare avoir découvert que le travail de costume, de décor, de posture et de place dans le cadre, le choix de l’angle de vue trahissaient en l’imitant un regard masculin propre aux réalisateurs des films qui lui servaient d’inspiration :
[…] je sais que je n’étais pas consciemment avertie du « male gaze ». C’était la manière dont je prenais les images, en imitant le style des films de série B en noir et blanc qui a produit la conscience de soi de ces personnages, pas ma connaissance de la théorie féministe [4].
La dénonciation de ce male gaze dominant le cinéma de cette époque qui assignait à la femme des postures et positions spécifiques dans l’image provient ainsi d’une expérience des formes de l’image, dont allaient s’emparer au titre d’évidences, c’est-à-dire à la fois preuves et arguments, les théories féministes. Autre exemple d’une pratique historique du genre au cinéma s’il est besoin : aux Studios Universal à Los Angeles, on peut voir un décor de Western avec des façades d’habitations aux portes de diverses grandeurs : on plaçait, racontait la guide à son groupe de touristes dans les années 1990, les actrices devant les grandes portes pour que les femmes qu’elles jouaient apparaissent plus petites et plus fragiles. A l’inverse devant les petites portes grandissaient encore, par illusion d’optique, les puissants cow-boys…
Le repérage de ces stéréotypes par Cindy Sherman, suite à cette expérience, dit-elle, l’a conduite à travailler ainsi, dans son œuvre exclusivement constituée d’autoportraits, à multiplier et à diversifier les performances dans des jeux d’intericonicité qui convoquent avec ironie, depuis le cinéma en noir et blanc, l’histoire de l’art, la télévision, les slash movies, les magazines féminins, etc. La multiplication des autoportraits de Cindy Sherman (plus de 200), systématiquement sans titres, étui se développe encore actuellement, a ceci d’éprouvant que l’artiste, au milieu d’un de ses vernissages, pourrait bien passer inaperçue, méconnaissable. Peut-on considérer dès lors que ces mises en scènes, toutes ces fictions soigneusement fabriquées constituent un dispositif autobiographique ? Non, dans la mesure où l’artiste ne prétend pas parler d’elle comme individu biographique : « Ses photographies n’explorent pas la psychologie individuelle, écrit Eva Respini, ce sont des projections de masques sociaux (personae) et de stéréotypes profondément ancrés dans notre imaginaire collectif » [5]. Dès lors, c’est dans cette autre mesure qui est celle du sujet collectif, du sujet politique, que cette artiste met en œuvre et dévoile le principe même de l’identité féminine. L’expérience singulière de l’artiste, son projet d’autoportraits mettant en scène diversement son corps et son visage particuliers convoque, par la mise en œuvre des stéréotypes, une réflexion sur le genre comme expériences et non comme évidence. Les normes sont dénoncées au travers de son polymorphisme de représentation, non dans le témoignage de son histoire individuelle. Pourtant, on ne peut s’empêcher d’interroger le geste qui fournit la seule cohérence à l’ensemble des séries, le geste de l’artiste qui, bien qu’il unifie certainement l’œuvre sous son nom, en fédère seulement les représentations.
Ce travail d’artiste est celui qu’éclaire du côté des pratiques sociales du genre la thèse de Judith Butler, proche de Jacques Derrida, selon laquelle le genre se performe, tout à fait différemment car socialement, de l’assignation d’identité de sexe biologique. Dès lors, celles et ceux qu’on appelle les cisgenres joueront le jeu des stéréotypes qui assignent aux femmes une apparence féminine et aux hommes une apparence masculine (quelques accessoires suffisent, nous dit et nous montre Cindy Sherman [6]), tandis que les autres pourront déjouer ce jeu des normes, faire vaciller la stabilité du système binaire édifié en introduisant du « et » dans le « ou » de l’opposition, en introduisant de la différance. Par exemple Rrose Sélavy, ou encore tous les gens qui figurent dans la collection rassemblée par Sébastien Lifshitz sous le titre Mauvais genre, présentée à Arles et publiée en 2016, collection qui montre par l’accumulation d’un siècle de portraits de personnes travesties l’invalidité du système binaire du genre : toujours du « et » dans le « ou ».
[3] E. Respini, « La vraie Cindy Sherman veut-elle bien se lever ? », dans Cindy Sherman, Hazan, 2012.
[4] « I know I was not consciously aware of the "male gaze". It was the way I was shooting, the mimicry of the style of black and white grade-Z motion pictures that produced the self-consciousness of these characters, not my knowledge of feminist theory » (C. Sherman, The Complete Untitled film stills, New York, Museum of Modern Art, 2003, p.9).
[5] art. cit., p. 13.
[6] Cindy Sherman entretien avec Els Barents (1982) : « I realized I had to become more specific in details, because that’s what makes a person different from other people », dans K. Stiles et P. Selz, Theories and Documents of Contemporary Art, 2e éd, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2012, p. 927.