« Le magma » des autoportraits chez Pier
Paolo Pasolini : pourquoi réaliser une vie
alors qu’il est si beau de la rêver seulement ?
- Mireille Raynal-Zougari
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L’art du montage et l’animation des images
Pasolini a choisi des références et les a montées de sorte qu’elles reflètent son cinéma, semble-t-il. Ses écrits sur le cinéma soulignent en effet l’importance du montage, dont il donne une définition précise à Jean Duflot qui l’interroge :
Jean Duflot : « Comment conciliez-vous la fonction du montage avec votre conception du cinéma comme langue du langage vivant de la réalité. Dans la mesure où vous écrivez que "le cinéma est, en tant que notion primordiale et archétypique, un plan-séquence continu et infini", le montage n’en détruit-il pas la continuité linéaire ?
Pasolini : « Comprenez bien ce que j’entends par linéarité : il s’agit de l’ordre dans lequel les choses se représentent à nous naturellement. Par exemple nous avons d’elles une série continue de cadrages que l’on ne peut pas faire permuter, compte tenu de l’impossibilité de faire permuter les objets mêmes de la réalité. Par contre, au cinéma, il nous est possible, à travers l’opération du montage, de faire permuter des syntagmes (des séquences). Le montage ne détruit donc pas la linéarité, n’interrompt pas la continuité, il la réduit à un certain nombre de segments : il a une fonction synthétique [20].
Pasolini revient plusieurs fois sur cette notion de « fonction synthétique », sur l’intensification de l’expression et sur la transfiguration dégagée du superflu qui en résulte : « C’est dans le montage que s’opère la stylisation » [21]. Le geste de montage effectué ici sur les peintures de Giotto s’apparente à une conquête superlative de sens. Mais cette opération de montage, principe artistique, est évoquée aussi dans un contexte non artistique : ce geste même est celui de la mort, et Pasolini semble effectuer ici ce qui sans doute est un idéal humain, l’accès au sens de la vie :
Mourir est donc absolument nécessaire, parce que, tant que nous sommes en vie, nous manquons de sens, et le langage de notre vie (par lequel nous nous exprimons, et auquel nous attachons la plus grande importance) est intraduisible : un chaos de possibilités, une recherche de relations et de significations sans solution de continuité. La mort accomplit un fulgurant montage de notre vie : elle en choisit les moments les plus significatifs (qui ne peuvent plus être modifiés par d’autres moments possibles, antagonistes ou cohérents) et les met bout à bout, faisant de notre présent, infini, instable et incertain, et donc linguistiquement non descriptible, un passé clair, stable, sûr et donc linguistiquement bien descriptible (dans le cadre précisément d’une sémiologie générale). Ce n’est que grâce à la mort que notre vie nous sert à nous exprimer.
Le montage effectue donc sur le matériau du film (constitué de fragments, très longs, ou infinitésimaux, d’innombrables plans-séquences comme possibles « subjectives » infinies) la même opération que la mort accomplit sur la vie [22].
Dans ce long texte, d’une part Pasolini déclare que le geste du cinéaste est un geste positif qui fait gagner du sens – ce qui est, somme toute, un des stéréotypes de l’identité de l’artiste –, mais d’autre part, de façon plus originale, rapproche ce geste d’une réalité intime, l’œuvre de la mort. Tout montage filmique serait-il le double d’un geste personnel de maîtrise de soi, l’image même du travail sur soi, l’équivalent d’une posture et donc d’une façon de mettre en récit, par l’image, un effort constant et quotidien relevant d’une préoccupation grave voire tragique, à savoir la nécessité de se « synthétiser » par anticipation ?
Le choix des fresques, leur montage.
Le Giotto convoqué est celui de saint François, saint et très humain. Pasolini reprend deux images de miracles de saint François – mais où le saint n’est pas figuré –, trouvées sur le transept nord de la basilique inférieure d’Assise : le miracle de l’enfant tombé d’un balcon et le miracle de l’enfant de Suessa. Ces fresques ne se jouxtent pas à Assise, elles sont séparées par un espace vide et par une image de saint François côtoyant la mort couronnée. Pasolini choisit ces deux fresques parmi d’autres – ce ne sont pas les plus centrales ni les plus notables dans l’édifice d’origine, par rapport à celles de la Passion du Christ ou à celles qui montrent saint François – et les assemble. Il raccorde des images dissociées à Assise et ce faisant, il effectue un mouvement de regard de biais par rapport à la nef – il ne regarde pas dans son axe, puisque les œuvres sont latérales. Dans les deux fresques, la scène est violente et touche le peuple. Un enfant qui tombe d’une terrasse, un enfant qui meurt dans l’effondrement de sa maison. François, non visible sur la fresque, les ressuscite. Pasolini choisit donc des miracles à l’endroit de l’innocence. Il crée une fiction narrative en reliant deux fresques hétérogènes, comme deux plans : une chute, une mort. Associant et amalgamant les deux scènes, il réalise un travelling, menant de la chute d’un corps au soutien d’un corps par les bras du groupe.
Pour le rêve nocturne du peintre [23], Pasolini choisit deux peintures : La Maestà di Ognissanti (Vierge d’Ognissanti ou Vierge de tous les saints) de Giotto (première décennie du Trecento) dans la partie supérieure, et le Jugement dernier (vers 1306) du même Giotto dans la partie inférieure : le montage de ces images se fait dans un même ensemble, toujours selon ce goût de l’amalgame.
Mais la particularité réside dans l’animation des tableaux, selon le modèle du tableau vivant inauguré par Pasolini dans La Ricotta en 1963. Le tableau vivant incarne les figures du tableau et les inclut dans une séquence dramatique.
[20] Ibid., p. 124.
[21] Ibid., p. 135.
[22] P. P. Pasolini, « Observations sur le plan-séquence » [1967], L’Expérience hérétique, Paris, Payot, 1976, « Ramsay poche cinéma », p. 92.
[23] Visible sur YouTube : Il Decameron - Il sogno.