« Le magma » des autoportraits chez Pier
Paolo Pasolini : pourquoi réaliser une vie
alors qu’il est si beau de la rêver seulement ?
- Mireille Raynal-Zougari
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A la fin du poème « Endoxa » [1], avant de citer Dante, Pasolini emploie la formule « montage alterné ». Ce terme, renvoyant à un procédé cinématographique, s’inscrit dans un poème qui semble qualifier l’existence et il implique des contradictions, donne l’idée d’« amalgames » – mot cher à Pasolini [2] – d’autoportraits hétérogènes. Les vers de Dante qui suivent cette formule – et que Pasolini suspend – décrivent l’être humain qui connaîtrait un tel battement rythmique : « Che sempre l’uomo in cui pensier rampolla/sobra pensier… » [3]. Cette versatilité propre à Pasolini est vitale et essentielle comme le suggère l’épigraphe de son film Les Mille et une nuits : « La vérité n’est pas dans un seul rêve, mais dans une multitude de rêves ». Une multitude de vies issues de déterminations personnelles contradictoires, une multitude de rêves permettraient de dessiner autant de figures de Pasolini, dans sa filmographie.
Les biographies de l’artiste ne manquent pas, qui permettent d’identifier dans ses films des éléments liés à l’histoire familiale et au trajet de vie, de telle sorte que le cinéaste semble se raconter en pointillé. Des proches constituent le personnel des films, les amis, l’amant Ninetto Davoli, une cousine, un cousin, la mère Susanna et Pasolini lui-même. On peut penser que Pasolini se reconnaît dans certains personnages : puisque sa propre mère incarne la Vierge pleurant son fils dans L’Evangile selon Matthieu, on imagine qu’il se voit en Christ missionnaire et messie. Il joue le grand prêtre-prophète dans Œdipe roi. Ce film propose ainsi un Pasolini-Grand prêtre-prophète au discours autoritaire, décisif et surplombant l’histoire d’Œdipe qui, par ailleurs, projette la propre histoire de Pasolini comme il le déclare à Jean Duflot [4].
Le film engage intimement mais permet de se considérer à distance dans un ensemble signifiant plus vaste, dans une histoire exemplaire, mythique et universelle. La filmographie de Pasolini passée au crible de l’enquête biographique révèle ce dosage de proximité et de distance de soi à soi. Récit en image de soi par la teneur indicielle de ces figures qui renvoient directement à la vie de Pasolini, le film relève aussi du détachement et de l’inscription du détail autobiographique dans une forme d’atemporalité, qui exemplifie la vie, la transpose, la transfigure, la mue en fiction signifiante. L’enquête consistant à chercher Pasolini dans ses films s’avère donc de vaste ampleur.
En prenant pour objet de notre étude Le Décaméron (1970), qui reprend le recueil de nouvelles écrites par Boccace au XIVe siècle, nous nous contenterons de suggérer ce que l’acteur Pasolini propose comme image d’une identité de l’artiste. En choisissant Giotto comme garant de son propre travail créateur, Pasolini manifeste une conscience artistique aiguë et une autoréflexivité sans doute nécessaire alors qu’il a produit tous ses grands films – presque tous ses films [5]. Ce désir de s’incarner dans un de ses personnages correspond peut-être à la volonté de laisser une trace physique pérenne, mais aussi d’incorporer les gestes artistiques, de se les approprier pour les reproduire en cinéma, et enfin d’assimiler intensément la personnalité du peintre, de la faire sienne, de trouver un alter ego dans l’artiste primitif.
Ce film est parmi les derniers. En effet, il constitue la première partie de la Trilogie de la vie qui comprend aussi Les Contes de Canterbury (1971-1972) d’après Chaucer et Les Mille et une nuits (1973-1974). La filmographie de Pasolini s’achèvera sur Salò ou les cent vingt journées de Sodome (1975). Avec la Trilogie de la vie, Pasolini revient à des films plus « consommables » [6] par les masses populaires et du même coup, élargit son potentiel créatif, avant le sombre et infernal Salò. Cependant, et en dépit de son pessimisme à l’égard des « masses », il semble pouvoir toucher un plus vaste public avec des films qui font pourtant référence à la culture, qu’elle soit picturale ou littéraire, mais en prenant le parti de la simplicité :
Quand j’ai su que j’allais tourner les contes de Boccace (j’en ai eu l’idée, brusquement, avec une espère de force, d’évidence, dans l’avion qui me menait en Turquie pour le tournage de Medea), que j’allais entreprendre comme une trilogie à partir d’œuvres tellement différentes de celles dont je m’étais inspiré jusqu’alors, j’ai compris qu’un changement nécessaire se produisait, que j’avais besoin de revenir à des sources plus… plus simples, plus populaires [7].
Pasolini semble profiter de ce fonds populaire pour développer aussi ce qui lui tient à cœur : une vision de l’art. Cet objectif s’accompagne par ailleurs d’une vision plus globale du monde à une époque donnée, celle de 1970, qui déçoit Pasolini, et à partir de laquelle il reconstruit une Italie plus euphorique [8].
[1] J. Duflot, Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Paris, Belfond, 1970, p. 160.
[2] Par exemple lorsqu’il revient sur la part autobiographique de ses films et notamment sur les figures de pères qu’il crée et qui donnent toutes les facettes de sa relation avec le sien, il dit ceci : « J’ai toujours voué à mon père un amalgame de sentiments contradictoires » (Ibid., p. 13).
[3] Mots suivants : « da sé dilunga il segno, perché lafoga l’un de l’altro insolla », traduction : « qui vaque trop de mots en mots/se détournera de son but ;/l’élan dans un ramollit l’autre » (Dante, « Le Purgatoire, chant cinquième », La Divine Comédie, trad. R. de Ceccatty, Paris, Seuil, « Points », 2017, p. 317). Autre traduction : « [sois comme une tour, à la cime assurée, que n’ébranle jamais le souffle des vents] ; car l’homme en qui germe une pensée sur une autre pensée, s’éloigne de son but ; parce que la fougue de l’une amollit l’autre » (Dante, « Le Purgatoire », trad. J. Risset, Paris, Flammarion, Garnier-Flammarion, 1988, p. 51).
[4] « Le film est une projection en grande partie autobiographique. J’ai tourné le prologue en Lombardie, pour évoquer mon enfance dans le Frioul, où mon père était officier et le dénouement, ou plutôt le retour d’Œdipe poète, à Bologne, où j’ai commencé à écrire des poésies… » ; « […] historiquement je me suis retrouvé dans un rapport de rivalité et de haine avec mon père, et donc je suis beaucoup plus libre de représenter mon rapport avec lui, alors que mon amour pour ma mère est resté quelque chose de latent… » (J. Duflot, Pasolini mort ou vif, La Bauche, Editions À plus d’un titre, « Merles moqueurs », 2013, p. 106).
[5] « Quand j’ai entrepris Le Décaméron, je découvrais l’âge mûr avec une réelle félicité : je commence la dernière page de ma vie dans une grande euphorie » (« Entretien avec Pier Paolo Pasolini », Had, n°11, 1972, cité en note par J. Sémolué, « Après Le Décaméron et Les Contes de Canterbury : réflexions sur le récit chez Pasolini », dans Pasolini, 2. « Un cinéma de poésie », Paris, Lettres modernes, Minard, « Etudes Cinématographiques », p. 170).
[6] Il s’explique devant Jean Duflot en 1970 avant la Trilogie de la vie : « Pasolini : Le cinéma que je crée est de moins en moins "consommable" par ce qu’on appelle aujourd’hui les masses./Jean Duflot : « Peut-être avez-vous décidé de ne plus communiquer avec elles ?/Pasolini : « si vous entendez par "masses" ce que l’on définit dans le contexte de la culture de masse actuelle, je suis plutôt pessimiste sur leur accès à l’œuvre que je poursuis. Dans la situation actuelle, les "masses" ne peuvent être atteintes par le truchement de produits authentiquement culturels, de produits d’art. Ces masses sont conditionnées pour être réceptives aux produits de série. La série étant le modèle technique de la répétition, de la vulgarisation, le moyen par excellence du conditionnement » (Entretiens avec Pier Paolo Pasolini, Op. cit., pp. 55-56).
[7] « Rencontre avec Pasolini », Cinéma 72, n°164, mars 1972, cité par J. Sémolué, Pasolini, 2. « Un cinéma de poésie », Op. cit., p.128.
[8] « Je me démarque d’une réalité qui ne me plaît plus ; dans le Décaméron je joue une réalité qui me plaît encore mais qui n’existe plus historiquement » ; « une Italie recréée et réelle, qui résistait, mais qui a été peu à peu submergée par la déferlante excrémentielle de l’Italie néocapitaliste et télévisuelle » (L’Espresso, Novembre 1070, cité par J. Duflot, Pasolini mort ou vif, Op. cit., p. 158).