« Le magma » des autoportraits chez Pier
Paolo Pasolini : pourquoi réaliser une vie
alors qu’il est si beau de la rêver seulement ?

- Mireille Raynal-Zougari
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Dans Le Décaméron, seulement neuf nouvelles de Boccace sont adaptées par Pasolini en 1970 [9]. Incarnant un disciple du peintre Giotto, Pasolini développe pourtant largement une image de peintre que Boccace ne traite que très rapidement lorsqu’il met en scène très ponctuellement Giotto lui-même [10]. Pasolini accroît ainsi l’importance du peintre. On peut réfléchir à cette construction d’une image de soi comme créateur, image sans doute moins idéalisée ou flatteuse qu’idéale et rêvée. La phrase qui forme le titre de notre article est une déformation de celle prononcée par Pasolini – disciple de Giotto à la fin du Décaméron : « Pourquoi réaliser une œuvre alors qu’il est si beau de la rêver seulement ? » Quel artiste Pasolini se rêve-t-il, quelle œuvre rêve-t-il ?

L’histoire de ce disciple de Giotto comporte plusieurs étapes, interrompues dans le film par les autres histoires du Décaméron [11]. Ici, Pasolini fait du peintre un personnage important, qui sert de fil tenant l’ensemble.

Les étapes de cette histoire sont les suivantes : arrivée à Naples sous une pluie diluvienne/découverte de la nudité de la basilique à orner de fresques/inspiration puisée dans les marchés, par l’observation de scènes de la vie du peuple/passage du dessin ébauché à sa transposition sur le mur, plus haut et à plus grande échelle/vision en rêve de la vierge sous la tutelle de laquelle l’œuvre va désormais progresser/fête de l’atelier du peintre pour célébrer l’achèvement des deux premiers panneaux du triptyque inachevé. La structure des apparitions discontinues du peintre est donc très simple, entre préparation du mur, élaboration de l’œuvre dans tout son processus et fin, qui n’est pourtant pas un achèvement.

Le film évoque plusieurs déterritorialisations : le peintre du Nord, disciple de Giotto, descend à Naples ; le cinéaste endosse l’identité d’une peintre primitif et ce cinéaste même, qui a commencé par être poète – et peintre – dans le Frioul, s’est exilé à Rome puis est devenu cinéaste. Nomade de l’art, comme les peintres à cette époque, ou les troubadours, Pasolini, passé d’un art à un autre, est le type même de l’artiste qui se décentre pour se renouveler et interroger sa pratique et ses principes.

Mais indirectement Giotto est convoqué par le biais du disciple et ce n’est pas par hasard. De fait, Giotto a été sollicité par le Roi de Naples pour peindre les fresques de la Basilique Santa Chiara en 1326, Basilique qui fut consacrée en 1340. Le lieu accueillit des frères et clarisses souhaitant observer les règles de saint François. Vasari raconte que Giotto aurait orné plusieurs chapelles du monastère de Santa Chiara avec des fresques tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament. Notamment, « on dit que les sujets de l’Apocalypse qu’on y voit lui furent suggérés par Dante, de même que ses fresques si célèbres d’Assise » [12]. Ces fresques ont disparu, et, nous le verrons, Pasolini en reprend d’autres, présentes et encore visibles, elles, à Assise.

Le choix de Giotto se justifie d’abord par le goût de Pasolini pour les Primitifs italiens, ceux du trecento :

 

Mon goût cinématographique n’est pas d’origine cinématographique, mais figurative. Ce que j’ai en tête comme vision, comme champ visuel, ce sont les fresques de Masaccio, de Giotto, les peintres que j’aime le plus avec certains maniéristes (par exemple Pontormo). Et je suis incapable de concevoir des images, des paysages, des compositions, en dehors de cette passion originaire du quatorzième siècle, qui place l’homme au centre de toute perspective [13].

 

Giotto a en effet humanisé les figures auxquelles il a conféré le naturel. Malraux a dit de lui qu’il

 

découvre un pouvoir de la peinture inconnu de l’art chrétien : le pouvoir de situer sans sacrilège une scène sacrée dans un monde qui ressemble à celui des hommes (…) pour la première fois, les scènes sacrées se réfèrent à la terre des Créatures autant qu’au monde de Dieu [14].

 

Boccace loue en Giotto le maître de la mimesis par lequel « le regard des hommes finit par être abusé, confondant peinture et réalité » [15]. Tel est le peintre que Pasolini choisit de rendre vivant dans son corps d’acteur. Qu’en est-il alors du traitement de cette référence à un peintre qui met l’homme au centre et d’un génie qui ancre sa peinture dans la réalité pour la rendre comme vivante ?

 

 

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[9] Pour un descriptif précis des modifications apportées par Pasolini à la structure et au contenu de l’œuvre de Boccace, voir J. Sémolué, Pasolini, 2. « Un cinéma de poésie », Op. cit., pp. 127-171.
[10] Sixième journée, cinquième nouvelle.
[11] Film complet visible sur YouTube : Pier Paolo Pasolini Il Decamerone 1970 VF (avec obligation de s’identifier) ; Voir des extraits avec Pasolini-Disciple de Giotto ici et .
[12] G. Vasari (1511-1574), Vie des peintres, t. 1, Paris, Les Belles Lettres, 2008, p. 28.
[13] « Journal au magnétophone », Il Giorno, 20 mai 1962. Repris dans « Mon goût cinématographique », Pasolini cinéaste (hors-série), Cahiers du cinéma, 1981.
[14] La Métamorphose des dieux, Le Surnaturel, nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 1977, p. 320, cité par A. Buisine, Le Premier Tableau, La Légende de Saint-François d’Assise et de ses peintres, Villeneuve d'Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 78.
[15] Cinquième Nouvelle de la Sixième Journée : « Giotto était doté d'un tel génie que, quoi que créât la nature, génératrice et animatrice de toutes choses par la révolution continue des cieux, il sut le reproduire au crayon, à la plume ou au pinceau avec une fidélité, ou plutôt un mimétisme tel que, dans nombre de ses œuvres, le regard des hommes finit par être abusé, confondant peinture et réalité. Pour avoir redécouvert cet art demeuré enfoui pendant des siècles sous les erreurs de ceux qui peignaient plus pour amuser les yeux des ignorants que pour satisfaire l'intellect des sages, Giotto mérite sans conteste de compter parmi les astres de la gloire florentine ; d'autant qu'il acquit cette renommée avec une extrême humilité, servant de maître aux autres, lui qui dédaigna toujours d'être considéré comme tel » (Traduction de Marthe Dozon, Catherine Guimbard, Marc Scialom), Ch. Bec (dir.), Paris, Livre de poche, Les Classiques de poche, 1994, p. 509).