L’épreuve de la dissemblance :
Stendhal et Sebald
- Aurélie Moioli
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Les deux œuvres se trouvent aux frontières ou hors du domaine de l’autobiographie tel que Philippe Lejeune l’a défini. Celui-ci a relevé très tôt l’originalité de Stendhal qui livre à ses yeux une autobiographie auto-critique se présentant comme un « journal de fouilles » où le projet autobiographique est constamment interrogé [9]. Il est clair que les images participent de cette réflexivité : elles sont un moment d’arrêt, d’interrogation et de réflexion sur le geste autobiographique. Sebald offre lui aussi le portrait d’une écriture et hérite des questionnements de Stendhal sur la possibilité de l’écriture de soi. Peut-on se connaître ? Peut-on se voir ? Telles sont les questions que posent ces « récits-en-images de soi ». Il me semble qu’au lieu d’apporter une réponse positive à l’énigme de l’identité, au lieu de répondre par l’histoire d’une personnalité, ils proposent une épreuve et un parcours de soi dans la diversité des graphies : une appréhension et une expérience plus qu’une compréhension (qui serait le but du récit selon la philosophie herméneutique). Le parcours graphique de soi engage une pensée originale de l’identité. En effet, le jeu du texte et de l’image rend compte d’une expérience de dissemblance : d’un « vertige » ou d’une « amorphose » de l’identité (selon le néologisme de Stendhal qui signifie une métamorphose et une défiguration). Nous verrons que ces œuvres visuelles et textuelles témoignent d’une visibilité problématique, que le dispositif texte-image sert à se défigurer et à jouer avec soi-même et enfin que le récit-en-images construit une cryptographie vertigineuse.
Il est frappant que ces deux récits qui abondent en images mettent en doute la possibilité de voir et de se voir et ce, dès les premières pages, à l’endroit où se formule habituellement le pacte autobiographique. C’est précisément au moment où Stendhal exprime le désir d’écrire sa vie et entrevoit les difficultés de ce projet que l’aporie du regard se formule et mine de l’intérieur le projet autobiographique : « Je sens cela souvent, quel œil peut se voir soi-même ? » [10]. La phrase revient ensuite comme un refrain lorsque Beyle dessine sur la page la « carte » qui représente les routes de la vie : « l’œil ne se voit pas lui-même » [11]. Dans Vertiges, voir est également problématique dès le départ. En témoigne la deuxième photographie qui représente un œil pirate (fig. 1). Il s’agit de la photographie de deux dessins faits par Henri Beyle dans ses cahiers d’écolier. L’image de l’œil barré est programmatique : pour le narrateur et pour le lecteur de Vertiges, la vue sera souvent empêchée, biaisée ou incomplète. La photographie s’insère dans le texte au moment où le narrateur évoque l’« enfance et la jeunesse » de Beyle mais au-delà de cette fonction d’illustration, l’image est une matrice d’écriture et annonce le sujet qui est ensuite longuement développé par le narrateur : l’impossibilité de voir le passé tel qu’il fut. Sebald résume et réécrit la fin de la Vie de Henry Brulard et plus précisément les passages qui rendent compte des « difficultés où achoppe l’exercice du souvenir » [12]. Ce qu’il retient de l’autobiographie stendhalienne au seuil de son propre récit, c’est un vertige du regard rétrospectif, un doute et une méfiance à l’égard des images du passé. L’activité du souvenir qui fonde le geste autobiographique se pense en termes visuels : « Tantôt sa perception [celle de Beyle] du passé se réduit à des champs de grisaille, tantôt il tombe sur des images d’une netteté si exceptionnelle qu’il estime illégitime de leur accorder crédit » [13]. L’alternance de « grisaille » et d’images « nettes » rappelle le double jeu des yeux (ouvert/pirate) du dessin. La visibilité est problématique parce que la mémoire est intervallaire et lacunaire mais aussi parce que les images de la mémoire sont en décalage avec les choses réellement vues. Les deux narrateurs soulignent l’écart irréductible entre le souvenir et la « réalité » ainsi qu’entre l’écriture et la « réalité ». C’est l’épisode du fort de Bard qui est le support de la réflexion – épisode pendant lequel Beyle et ses compagnons sont attaqués par l’ennemi lors de la traversée des Alpes, ce qui cause le premier grand effroi du jeune homme. Le croquis du fort de Bard par Stendhal est inséré dans Vertiges (fig. 2). Le narrateur sebaldien (comme Beyle lui-même) porte un regard critique sur cette image qui ne s’identifie pas avec l’événement mais qui en présente un autre aspect : l’image dessinée reconstruit le passé, elle offre un nouveau regard, un autre angle de vue sur soi.
Die nachstehende Zeichnung ist darum bloss anzusehen als seine Art Hilfsmittel, durch welches Beyle versucht, sich zu vergegenwärtigen, wie es war (…). Freilich wird Beyle, als er sich auf diesem Punkt befand, die Sache so nicht gesehen haben, denn in Wirklichkeit ist, wie wir wissen, alles immer ganz anders [14].
Le dessin qu’on verra ci-dessous ne saurait être qu’un procédé par lequel Beyle tente de retrouver la réalité de l’instant (…). De l’endroit où il se trouvait, il est vrai que Beyle n’aura pas vu la chose ainsi, car en réalité, comme nous le savons, il en va toujours autrement [15].
L’interprétation du croquis par le narrateur rejoint les propos des spécialistes de Stendhal : les plans servent à circonscrire l’événement passé non pas pour en donner une vue exacte mais pour revivre l’émotion passée dans le présent de l’écriture [16]. Stendhal souligne lui aussi le défaut de visibilité que ce souvenir révèle : « Je fus tellement frappé par la quantité de chevaux morts et d’autres débris d’armée que je trouvai de Bard à Ivrée, qu’il ne m’est pas resté de souvenir distinct » [17]. L’intensité de l’émotion a pris le pas sur l’image réelle. Ailleurs, Stendhal dit que l’excès sensible ne peut être raconté ni dessiné, que l’autobiographe ne saurait rendre le « dazzling des événements » [18] passés, c’est-à-dire leur caractère éblouissant et aveuglant. Le dazzling de Stendhal qui est propre à l’activité du souvenir, c’est un étourdissement lumineux signifiant un excès sensible qui n’est pas sans faire penser au « sentiment de vertige » [Schwindelgefühle] décrit dans le titre de Sebald. Le dazzling du souvenir stendhalien est le signifiant fantôme, présent/absent, de Schwindelgefühle. Ne reste du fort de Bard qu’un sentiment de peur intense et « mon souvenir n’est qu’un roman fabriqué à cette occasion » [19]. La légende du croquis révèle le but de l’image : il s’agit de retrouver une « sensation », la « peur » à la vue des chevaux morts et des nombreux « précipices » mentionnés en légende : « précipice à 95 ou 80 degrés, haut de 30 ou 40 pieds », « précipice à 70 ou 60 degrés, et broussailles infinies ». Quoique la légende soit absente dans le récit de Sebald, elle résonne fortement avec le titre choisi. Le croquis dans les deux œuvres crée un double sentiment de vertige : vertige physique face aux gouffres et vertige face à l’illusion de l’image qui ne reproduit pas la réalité mais induit un déplacement du regard et une transformation possiblement mensongère. Dans le récit, cet épisode est un moment de révélation pour Stendhal du caractère trouble et fictif des images que l’autobiographe convoque.
[9] Ph. Lejeune, « Stendhal et les problèmes de l’autobiographie », dans V. del Litto (dir.), Stendhal et les problèmes de l’autobiographie, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1976, pp. 21-36.
[10] Stendhal, Vie de Henry Brulard, Œuvres intimes, II, Paris, Gallimard, 1982, p. 535. Cette édition sera désormais indiquée par VHB.
[11] VHB, p. 671.
[12] W. G. Sebald, Vertiges, trad. Patrick Charbonneau, Paris, Gallimard, « Folio », p. 12. Cette édition sera désormais désignée par V. « Verschiedene Schwierigkeiten der Erinnerung » (W. G. Sebald, Schwindel. Gefühle, Frankfurt-am-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2000, p. 8. Cette édition sera désormais désignée par SG).
[13] V., p. 12. « Einmal besteht seine Vorstellung von der Vergangenheit ausnichts als grauen Feldern, dann wieder stössr er auf Bilder von solch ungewöhnlicher Deutlichkeit, dass er ihnen nicht glaubt trauen zu dürfen » (SG, pp. 8-9).
[14] SG, pp. 9-10.
[15] V, pp. 13-14.
[16] M. Sheringham, French Autobiography, Op. cit.
[17] VHB, p. 950.
[18] VHB, p. 544.
[19] VHB, p. 951.