L’épreuve de la dissemblance :
Stendhal et Sebald
- Aurélie Moioli
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Lorsque Henri Beyle doit prendre la pose pour que les peintres Jean-Louis Ducis et Silvestro Valeri réalisent son portrait, il semble mal à l’aise. Mal à l’aise à l’idée de poser, de figer son visage, de fixer définitivement sur la toile une expression ou une attitude. Nous sommes en 1835, Stendhal est vice-consul à Civita-Vecchia, non loin de Rome, c’est une époque où mûrit en lui le projet autobiographique qui prendra forme l’année suivante sous le titre Vie de Henry Brulard. Selon Martine Reid,
Valeri saisit Beyle au moment où, le regard incertain, il cherche à se composer un personnage. Ce portrait ne semble pas traduire autre chose que l’évident malaise de celui qui est venu se placer sous le regard du peintre. Pour prendre la pose, il faut pour le moins avoir une certaine idée de soi. Le consul, livré en privé à l’étude de ce qu’il est, à l’analyse de ce qu’il a été, en a-t-il une ? Stendhal qualifie la séance de likeness, travail par lequel la ressemblance devrait apparaître. Or, ce qui passe entre les deux portraits, c’est un sentiment de gêne, une certaine balourdise qui craint de s’exposer, une volonté de ne rien livrer que la timidité rend plus obstinée. Le doute que l’écriture autobiographique ne cesse de mettre en scène est tout naturellement passé dans les portraits [1].
Ce doute porte sur « l’idée de soi » (l’identité) et sur l’idée même de ressemblance. A l’opposé de la stabilité et de la production du même qu’est la likeness (ce mot anglais qui désigne la ressemblance et le portrait), il me semble que la Vie de Henry Brulard offre l’épreuve d’une dissemblance – c’est-à-dire l’expérience et l’essai, dans les jeux de la plume, de traits variés et d’un caractère mobile. Le célèbre manuscrit de Stendhal est une forme autobiographique originale puisqu’il contient plus de 170 croquis (dessins, plans, inscriptions variées) qui brisent la logique narrative. La distinction entre autoportrait et récit de vie n’a guère de sens dans cette autobio-graphie qui se définit comme une inscription de soi et une réflexion sur cette inscription. Michael Sheringham et Martine Reid ont montré que la Vie de Henry Brulard est régie par une logique visuelle, une logique du regard et de l’image. Il s’agit moins de raconter l’histoire d’une personnalité que de voir et se voir : « De toutes parts et de toutes les façons, l’écrivain regarde, se regarde et regarde son projet comme il regarde le lecteur » [2].
En 1990, les croquis de l’autobiographie stendhalienne sont photographiés par Winfried Georg Sebald qui les insère dans son premier livre intitulé Schwindel. Gefühle traduit en Vertiges par Patrick Charbonneau. Il s’agit d’une œuvre au genre indécidable, à mi-chemin de l’autobiographie, de la biographie et de la prose fictionnelle. Le narrateur est fictif bien qu’il ressemble à l’auteur [3]. Vertiges est composé de quatre chapitres. Le premier et le troisième relèvent de la biographie d’écrivain : ils racontent les pérégrinations de Stendhal et de Kafka en Italie. Dans les autres, le narrateur qui est lui aussi écrivain relate ses propres voyages à travers l’Italie et l’Allemagne, son pays natal où il retourne dans le dernier chapitre qui s’intitule « Il ritorno in patria » et qui est consacré aux souvenirs d’enfance et de jeunesse. L’écriture autobiographique se greffe ainsi sur la biographie. Les échos entre les différents trajets de vie sont si nombreux dans cette écriture toute tissée de « coïncidences » [4] qu’on serait tenté de lire Vertiges comme une « autobiographie d’autrui » selon la formule d’Antonio Tabucchi [5] ou comme une « allologie », terme par lequel Mandana Covindassamy nomme ces biographies qui sont une manière détournée de parler de soi [6]. Dans un article récent consacré au legs stendhalien dans l’écriture de Sebald, Chantal Massol a souligné que Stendhal devient « un moyen, pour le sujet écrivant, de « se di[re] lui-même » à travers « la façon qu’il a d’interroger le travail de l’autre » [7].
Dans Vertiges, l’autre se reflète en soi et inversement. Le récit de Sebald commence au moment et au lieu où s’arrête la Vie de Henry Brulard : l’arrivée en Italie en 1800 du jeune Henri qui franchit le col du Grand-Saint-Bernard avec l’armée napoléonienne. Les deux narrateurs ont en commun l’Italie qui est pour eux ce territoire réel et fantasmatique. En choisissant de réécrire et de continuer la Vie de Stendhal, Sebald place son récit sous le signe de l’autobiographie réflexive et imagée. Vertiges contient de nombreuses photographies souvent prises par l’auteur, de qualité variable et de différente nature : photographies de sujets réels, de tableaux, de textes, de dessins, de cartes postales. Mon propos portera principalement sur les photographies qui innervent le premier chapitre de Vertiges (« Beyle ou le singulier phénomène de l’amour ») et sur les échos qu’elles entretiennent avec l’auto-photo-graphie. Elles sont tirées pour la plupart (10 sur 12) de l’Album Stendhal édité par Victor del Litto chez Gallimard en 1966. Ce sont des photographies de dessins, de gravures, de croquis, d’objets qui proviennent parfois de la Vie de Henry Brulard [8].
[1] M. Reid, Stendhal en images, Genève, Droz, 1991, p. 20.
[2] Ibid., p.180. M. Sheringham, French Autobiography: Devices and Desires from Rousseau to Perec, Oxford, Clarendon Press, 1993.
[3] S. Sontag, « Une âme en peine », dans M. Larnaudie et O. Rohe (dir.), Face à Sebald, Paris, Ed. Inculte, 2011.
[4] M. Larnaudie, « Une carence existentielle chronique », Ibid., p. 218.
[5] A. Tabucchi, Autobiographies d’autrui, Paris, Seuil, 2002.
[6] « Par son écriture, Sebald constitue un autre qui n’est pas un ad-versaire, celui qui me fait face, mais celui qui me traverse et m’altère. Une telle figuration de l’autre est précisément rendue par le terme latin alius par opposition à alter, ou par le grec allos par opposition à heteros. Alius et allos désignent le tiers tandis que alter et heteros définissent l’autre par opposition à soi, dans un système duel. (…) La prose sebaldienne ressortirait à l’allologisme, ou allologie » (M. Covindassamy, W. G. Sebald : cartographie d’une écriture en déplacement, Paris, PUPS, 2014, p. 123).
[7] Nous renvoyons à l’article de Chantal Massol pour une étude approfondie de l’intertextualité stendhalienne dans l’œuvre de Sebald. Ici, nous nous concentrons sur la question du « récit-en-images de soi » qui chez les deux écrivains construit une certaine idée du sujet (Ch. Massol, « Le "compagnon familier" : Beyle lu par W.G. Sebald », La Réserve, vol. II, n°3, 15 février 2016, (consultée le 27 mai 2019).
[8] Les deux photographies qui n’en proviennent pas sont une carte-postale et le dessin d’une cavité buccale.