Paul Grimault, La Table tournante.
Métalepses

- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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Fig. 7. P. Grimault, Les Passagers de la Grande
Ourse
, 1941

Fig. 10. P. Grimault, Les Passagers de la Grande
Ourse
, 1941

Fig. 11. P. Grimault, Gô s’envole, 1939

Fig. 12. Paul Grimault, Gô s’envole, 1939

Fig. 16. P. Grimault, Le Petit Soldat, 1947

Fig. 17. P. Grimault, La Table tournante, 1988

2. L’autobiographie par l’œuvre

 

La Table tournante reconstitue ainsi la voie de la création qui est aussi celle de la vie et des débuts du cinéma d’animation. Puisant dans le passé un nouveau souffle créateur, le film orchestré par la voix de Grimault fixe un état de l’œuvre, mais achronique et incomplet. Car, à mieux y regarder, la structuration de ce dernier film patchwork dégage des choix, des manques entraînant le bouleversement de la ligne temporelle. La mémoire sélective laisse de côté plusieurs courts-métrages, en particulier tous ceux des années 50 : La Bergère et le Ramoneur (1950) qui sera bien sûr largement repris dans Le Roi et l’Oiseau, Enrico cuisinier (1956) ou encore La Faim du monde (1957)… Elle en retient d’autres, sans plus de justification que celle autoritaire d’une préférence qui ne dit pas ses raisons : Grimault attrape une boite de bobine, semble prendre cette autre par hasard : « je vais d’abord vous montrer L’Epouvantail (…) et ensuite, vous verrez le voleur de paratonnerre, d’accord ? » ; « Tiens, Le Diamant ». Au fur et à mesure de cette séance de cinéma improvisée offerte au petit clown, Grimault démonte et remonte un nouvel ordre non plus chronologique mais intime. Dès le début, immédiatement après La Table spirite, Grimault préfère Le Marchand de notes (1942) à Go s’envole qu’il a réalisé avant, en 1939, et qui deviendra après la guerre, en 1942, Les Passagers de la Grande Ourse. Il intercale Le Fou du roi, créé pour La Table tournante en 1977-1978, entre Le Diamant (1970) et Le Chien mélomane (1973) pourtant chronologiquement et thématiquement si proches. Surtout, Grimault clôture son long métrage sur Le Petit soldat réalisé en 1947, non sur Le Roi et l’Oiseau dont finalement il ne prélève que quelques images et dont la caméra de Demy pourtant repère la grande affiche occupant pleinement l’un des murs du studio.

Dans cette logique toute personnelle qui préside à l’agencement autobiographique, ce qui est profondément en jeu n’est paradoxalement pas dit au moment des prises en vue réelle mais indiqué dans les fictions animées retissées ensemble. L’opération de montage, qui coupe dans la pellicule de l’œuvre ses échantillons et les ajuste selon sa cohérence propre, renforce la perspective d’une signification transversale. Elle prend le parti d’une certaine mise en cohérence ; elle dégage, après-coup, des lignes de force. Mais à l’intérieur de La Table tournante, cet agencement prend encore une autre dimension. Les dessins animés, réciproquement éclairés, ne font pas seulement affleurer leur unité thématique, ils énoncent plus nettement ce que cette unité dit de celui qui les a fabriqués. Toute œuvre sans doute comporte cette part, plus ou moins exposée, de vérité de soi sans qu’elle ne soit directement autobiographique. Ici, la mise en scène de l’œuvre passée au sein d’un présent qu’occupe le sujet créateur venu en personne la réactiver réinvestit de subjectivité les fictions ; elle leur confère un tour, une réalité et une valeur, qui rejoint plus fermement les visées de l’autobiographie.

La Table tournante opère ainsi une bascule : des éléments biographiques apparaissent, déportés dans le canevas indirect de la fiction. Grimault laisse par exemple percer, sous le couvert des personnages et des situations fictives, le souvenir violent des deux guerres qu’il se refuse d’expliciter. Au petit clown qui lui demande : « c’est quoi la guerre », Grimault répond évasivement, réserve sa parole pour plus tard : « une connerie, je t’expliquerai », comme si la réalité du témoignage autobiographique ne pouvait avoir lieu dans l’immédiateté de la caméra qui le filme et dans celle du dialogue avec son personnage. La parole vive reste en deçà de ce que les récits racontent pourtant très nettement : l’horreur de la guerre. La coordination des fictions, leurs échos thématiques, découvrent dans l’œuvre la conscience d’un traumatisme qui, dans les films isolés les uns des autres, apparaissait comme un symptôme. Cette conscience meurtrie se fait jour dès le début de la projection : Grimault montre Le Marchand de notes mais, comme s’il n’avait pas pris sa création par son vrai début, il fait marche arrière pour parler de Gô s’envole dont la réalisation a été stoppée par la guerre : « La mobilisation de la plupart des membres de l’équipe, commencée dès septembre 1938, interrompt la production du film au mois d’août 1939, alors que l’animation vient d’être terminée. Je pars à mon tour [3] ». Lorsque Grimault décide de le reprendre, les dessins, qui avaient été conservés dans une cave humide, sont très abîmés. Les Passagers de la Grande Ourse répare et fait aboutir le projet d’avant-guerre. Mais la fiction animée garde le souvenir de la menace et de la destruction et elle le réactive (figs. 7, 8 , 9  et 10) dans les courants électriques d’une salle dont l’entrée est fermée par une tête de mort, dans la présence inquiétante du vautour qui poursuit Gô et lui arrache une plume, et qui métaphorise l’aigle de l’Empire allemand…

Sur le plan technique, Grimault choisit non pas de refaire ni même de fondre les dessins endommagés dans les nouvelles images des Passagers : au contraire, il les accueille comme elles sont, assume l’hétérogène et en fait la trace psychique d’une douleur et le symbole même de la mort au travail (figs. 11 et 12). Les couleurs estompées, presque sépia, de l’aéroscaphe suggèrent l’hétérogénéité, mais aussi les restes – ou les ruines – d’un dessin qui a tant bien que mal résisté à la guerre rappelée par la pellicule noire rayée de blanc et par le tambour militaire que l’on entend aussi dans Le Petit soldat et qui rythme son déroulé.

Tous les courts métrages choisis pour agencer La Table tournante construisent leur scénario à partir de figures oppressives (figs. 13  et 14 ). Actualisées en rois autoritaires confortablement installés sur leur trône dans Le Joueur de flûte ou Le Fou du roi, elles reviennent, aggravées, exsangues, dans Le Diamant et Le Chien mélomane, incarnées par des tyrans squelettiques. Pour soutenir cette thématique dont il met en lumière l’obsession – le film autobiographique se fait ici radiographie d’un imaginaire –, Grimault convoque aussi le bestiaire inquiétant (fig. 15 ) : les oiseaux, vautour (Les Passagers) et corbeaux (Le Petit soldat), sont accompagnés par un chat sournois dans L’Epouvantail. Transposés dans le monde enfantin du magasin de jouets du Petit soldat, le dictateur se change en diable à ressort (fig. 16). Il incarne la puissance automate et destructrice plus tard aggravée en robot mécanique dans Le Roi et l’Oiseau. Ce dernier surgit d’ailleurs dans le film cadre de La Table tournante, passant sa main de fer à travers la visionneuse (fig. 17). Sa parole grave et son rire métallique sont encore inquiétants : « vous avez quelque chose à casser ? (…) non parce que dans Le Roi et l’Oiseau, je cassais tout ». Mais le robot est bien vite congédié : il n’a pas sa place dans le studio accueillant et chaleureux, il n’est pas convié à la projection du Petit soldat.

 

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[3] P. Grimault, Traits de mémoire, Op. cit., p. 106.