Paul Grimault, La Table tournante.
Métalepses
- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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Avec La Table tournante, Grimault se tourne vers son passé pour y retrouver et faire revenir, dans le présent mais plus encore dans l’atemporalité d’un film confié à la postérité, ses compagnons de route : Jean Aurenche, Yves Deniaud, Jacques Prévert, Anouk Aimée, fantômes d’une famille ressuscitée par l’hommage. Anouk Aimée vient même accompagner physiquement le travail du souvenir dans une scène partagée avec Grimault : ensemble, ils regardent un dessin puis une séquence du Roi et l’Oiseau (fig. 6). Le mouvement de la mémoire s’accorde avec les pas qui arpentent le studio de production, variante moderne des lieux de mémoire inventés par l’ancienne rhétorique. Grimault y découvre, bien rangés, les boites de bobines empilées, les vieux cartons à dessins dont il extrait des calques, des planches préparatoires, stocks d’images dont le film fait le tri affectif et dont il monte les matériaux hétéroclites quoique unis comme autant de signes du moi créateur.
Grimault feuillette un album de photos, l’un des modèles paradigmatiques du film, où sont réunis ses collaborateurs ; le regard de la caméra montre, sans s’y arrêter, les photographies et les affiches accrochées sur les murs du studio, images mémorielles suspendues dans le présent du film cadre. Les gestes de Grimault enclenchent le travail de la mémoire et le resurgissement du passé de l’obscurité froide à la lumière, à l’agitation gaie des voix et de la musique : comme il allume le poêle, réchauffant à la fois son studio et son café, il fait revivre les amis et les personnages qui ont peuplé son univers. Il ramène à la surface les oubliés : les techniciens de l’animation à leur table de travail dont il révèle les visages et fait même entendre la voix. Alors que les photographies de l’album ont figé dans le silence une posture, par un singulier trucage, l’une d’entre elles s’anime pour préciser la date de naissance du petit clown [50’’25-50’’40]. Le passé est revivifié et il se condense dans des courts-métrages qui ont précédé Le Roi et l’Oiseau : Le Marchand de notes, Les Passagers de la Grande Ourse, L’Epouvantail, Le Petit voleur de paratonnerres, La Flûte magique, Le Diamant, Le Chien mélomane, Le Petit Soldat, les uns après les autres, les films reviennent hanter de leur présence réelle le studio de la mémoire. Peu à peu, ce dernier se remplit : Grimault restaure autour de lui, sous la caméra de Demy et grâce à une série de trucages, une communauté heureuse de personnages et d’amis, une famille, les dessins ranimés. Le film mémoriel développe sa généalogie affective ; il ravive le passé et le diffuse comme un sang vital.
La Table tournante prête un nouveau parcours à tous les fantômes que Grimault veut rappeler et dont il se sait empli. La table tournante du montage est une machine spectrale qui remonte dans le temps et le remonte. L’objet spirite qui confère son titre au film fait écho au court-métrage pour la marque Lévitan, afin de retrouver en lui l’origine du trucage magique de l’animation. C’est seulement à partir de ce film archéologique que pouvait revenir tous les autres, comme s’il les contenait déjà.
Mais La Table tournante ne se contente pas de faire réapparaître l’œuvre antérieure. Elle y ajoute toute une série d’explications sur la magie de l’animation. Au lieu de s’adresser directement au spectateur, Grimault choisit parmi ses propres personnages le clown avec qui parler pour introduire les films mais également livrer sa leçon de cinéma. Ses interventions, qui impatientent parfois son interlocuteur, suggèrent le temps des premiers films d’animation dans lesquels le créateur pouvait venir à l’écran faire bouger les images. The Enchanted drawing de James Stuart Blakton, les premiers films de Winsor McCay ou d’Emile Cohl, tous débutent par des prologues plus ou moins longs qui sollicitent le créateur au travail. Cette convergence souligne le désir, au moment où le dessin animé prend son essor, de figurer la naissance du trait dessiné en image de cinéma à la fois comme prouesse technique (le dessinateur affiche son talent) et comme opération magique (par des effets de surgissement autonome des images et par des mélanges graduels entre niveaux réel et fictionnel).
Grimault retrouve ces jeux métaleptiques qui, au fondement de l’histoire du dessin animé, exhibent sa naissance fantasmatique. Il les multiplie lui aussi pour léguer au clown, son enfant de dessin et un peu son double, l’héritage de cet univers de leurres enchantés qu’est le film d’animation. Le personnage n’est pas élu par hasard pour apprendre d’où viennent les images : fils fictif devenu son élève et son spectateur privilégié, image de l’enfance à laquelle s’adresse Grimault et qu’il sonde en lui-même, le personnage est tout droit emprunté au Roi et l’Oiseau auquel son réalisateur retrace après-coup l’arrière-plan d’une mémoire. Il n’est sans doute pas indifférent non plus que la voix de cette créature, installée sur la table de montage, au lieu d’engendrement des images, ait été confiée au fils de Jacques Demy, Mathieu.
Sur le plan de la création cinématographique comme sur celui du discours sur le cinéma, La Table tournante dresse bien un bilan. Bobine après bobine, le film fait voir et comprendre le cinéma auquel Paul Grimault a dédié sa vie et qu’il transmet à sa propre créature pour que, lui aussi, saisisse mieux d’où il vient. Alors qu’aux temps inauguraux du dessin animé, le recours aux variations de la métalepse avait pour fonction d’amplifier la virtuosité de la mise en image du dessin, il prend ici une autre dimension. La métalepse se met au service d’une autobiographie qui, sans procéder du récit d’enfance, exprime le désir d’une remontée aux sources généalogiques de l’animation. S’y affirme alors un sujet entièrement identifié par sa faculté de créer et par le cinéma dont il se sent porteur. Aussi, dans son livre autobiographique Grimault peut-il déclarer avoir, avec Le Roi et L’Oiseau, « rempli son contrat », ce contrat existentiel qui le lie au cinéma lui-même.
A l’intention de son élève qui le lui réclame (« tu peux m’expliquer ? »), Grimault démonte les trucages, il détaille les techniques d’animation : « tu vas comprendre ». Après le premier film, La Table tournante (1931), et face à l’incrédulité du clown, Grimault montre comment une tasse peut s’animer image par image. Puis il met en œuvre le trucage : la tasse tourne sur la table de montage, frôle le petit clown et se remplit du café que boit Grimault. A la suite de cette première démonstration qui permet la rencontre de l’objet animé et du dessin animé, Grimault se saisit de quelques feutres rangés dans une bobine de film, qui fait bien office de réserve d’images ; il dessine rapidement quelques oiseaux dont il perce les becs pour y glisser une paire de ciseaux qu’il fait claquer : « tu sais, on peut tout animer ».
La Table tournante, Grimault le notera dans son autobiographie, additionne ou plutôt mélange, en une libre circulation, ce qu’à l’époque l’animation permet de réaliser : toute l’histoire de cette technique et toutes les potentialités qu’elle favorise trouvent à s’essayer dans ce film performance où la virtuosité ludique le dispute à l’hommage. Pour visionner les courts-métrages que lui prépare son père d’image, le petit clown a élu domicile sur la bobine de La Table tournante, le premier des films animés de Grimault : c’est de là en effet que ce personnage est né parce que c’est de cette pellicule que toute l’œuvre est mythiquement tirée. La Table tournante est aussi le nom du film qui contient le petit clown, lui dévoile son ascendance et le rend légataire d’une mémoire : la boucle est bouclée, du moins en apparence.