Montage démontage, remontage.
L’étrange « fabrique » du livre
des sens de Barbara Hodgson

- Liliane Louvel
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Montages d’images, démontage et remontage de temps

 

Le dispositif serré du livre provoque donc une « lecture va-et-vient », de type alternatif, accordée au rythme des apparitions/disparitions des personnages. Une lecture syncopée, un iconorythme comme je l’ai proposé ailleurs, avec accélérations, décélérations et « arrêts sur image » [12]. Le lecteur alors fait l’expérience de variations de régimes, de discordances, qui provoquent l’inconfort d’une lecture cahotique. Délogé de sa position habituelle confortable, il/elle est embarqué(e) dans une lecture non linéaire. Il/elle suspend alors son incrédulité, ce qui lui évite également de sombrer dans les mêmes cauchemars que la protagoniste, victime de troubles de la personnalité qui l’amènent à perdre les sens en passer par plusieurs rites initiatiques avant de retrouver le chemin de la vie, avec son identité et sa liberté retrouvées.

De par la distance temporelle et le medium utilisé (la gravure à l’eau forte ou au burin et non la photographie plus réaliste), les gravures du XVIe siècle mais aussi du XIXe siècle, prennent le statut d’objets d’art, d’objets précieux à conserver dans les bibliothèques, elles mêmes lieux précieux, mausolées certes mais aussi lieux où se préserve la mémoire. Devenues objets artistiques, les gravures sont donc éloignées une seconde fois de leur destination première scientifique qui visait la connaissance du corps humain. L’image qui servait à enseigner, à dispenser et diffuser le savoir, devient image d’art.

Les pages/planches nouvelles du livre livrent à l’œil des montages d’images et de textes de nature hybride. Elles sont donc de facto aussi des montages de temps. En effet, le plus souvent, elles rapprochent des documents de natures et de provenances différentes dont la couleur (harmonie de sépia connotant l’antiquité des archives), la langue, la typographie, sont diverses et de dates différentes. Ces juxtapositions d’anachronies provoquent des effets de déstabilisation, qui obligent le lecteur à tenter d’identifier la provenance des textes et des images (démontés d’un dictionnaire, d’un livre d’anatomie, rapportés d’un voyage, pour un billet de train, décollés du flanc d’un wagon, découpés d’une carte…) pour reconstruire leur origine, leur fonction primitive et leur authenticité. Ce qui met en relief les questions du rapport au temps et du rapport des temps entre eux, la question de d’origine d’un document, sa valeur en tant que témoignage, qui est liée à l’utilisation de documents et d’archives. D’où l’importance du rôle et du travail de la mémoire, activée dans l’enquête sur les énigmes du livre en particulier celle qui concerne l’authenticité de la gravure de Vésale trouvée dans la boîte aux souvenirs.

Le heurt des temps et « l’entrechoc » graphique ainsi causés par la juxtaposition de documents disparates déclenchent une réflexion heuristique, quête de la vérité et de la (re)connaissance. L’impression d’étrangeté se double de l’émerveillement provoqué par les curiosités livrées à l’œil comme autant de niches d’un cabinet des merveilles, ces naturalia et artificialia qui, dans le livre se combinent: représentations (donc à la fois relevant du naturel et de l’artificiel) d’un nez, d’un cœur, de plantes, photographies de perles, de loupe sertie dans des pages, de mèche de cheveux, de flacons d’essences de plantes, de cartes, de photographies, de portraits, de statues de cire, et d’écritures variées.

En démontant l’ordonnancement originel des livres le monteur provoque un nouveau désordre: il s’agit alors pour le lecteur de remembrer, de remonter les documents et de recomposer un nouvel objet, nouvel espace de lecture/voyure [13]. Le (re)monteur fabrique ainsi un nouvel ordre à partir d’archives et d’objets hybrides, toujours sur une partition de texte. Peut-être s’agit-il aussi de tenter de maîtriser la connaissance et la peur de la mort à travers celle du corps. Ne faut-il pas connaître pour soigner, pour « réduire » ainsi la mort à un objet de connaissance soumise à la toute-puissance du cerveau, de la démembrer/de l’autopsier pour mieux la remembrer ? Et Vésale ne fut-il pas celui qui fit progresser la connaissance du corps humain ? qui, grâce aux dissections, put ainsi redresser plusieurs erreurs de Galien et donner des noms à certaines parties du corps, résorbant ainsi leur étrangeté par et dans le langage. D’où le nom de son célèbre ouvrage, De humani corporis fabrica (Sur le fonctionnement du corps humain).

La leçon d’anatomie de Barbara Hodgson ne laisse pas de se superposer en un dernier montage visuel à d’autres leçons d’anatomie comme celle du professeur Tulp de Rembrandt. Vésale lui-même a pu procéder à des autopsies et dissections publiques comme en 1543, celle du corps de Karrer Jacob von Gebweiler, un meurtrier célèbre de la ville de Bâle. Le squelette de cet homme, donné à l’Université de Bâle est désormais exposé au musée anatomique de la ville. Dans The Sensualist, on conseille à Helen de poursuivre vers Bâle à de nombreuses reprises. La gravure qui constitue le frontispice de la Fabrica, représentant Vésale dans un hémicycle doté de colonnes et d’une galerie, en train de donner une leçon d’anatomie, figure dans le livre. Vésale au centre est pratique l’autopsie d’une femme condamnée à mort. Les nombreux spectateurs sont réunis autour du corps de la femme dont on a ouvert l’abdomen. Il s’agit d’un fait authentique : il s’agissait pour Vésale d’autopsier cette femme afin de déterminer si elle était bien enceinte et aurait ainsi eu droit à un sursis. Apparemment, la matrice était vide… (145)

The Sensualist finalement est un merveilleux cabinet de curiosités qui conduit le lecteur à travers l’art de l’anatomie conservé dans les différents musées de certaines des plus belles villes d’Europe centrale. Le voyage en train donne le temps à l’héroïne de rencontrer des personnages hors du commun, souvent proches de ceux du film Freaks, toutes proportions gardées. L’expérience du chemin de la vie se double de celle du chemin de la mort. La mélancolie propre aux sujets et aux lieux font de ce livre unique livre/objet/réceptacle/, en tout cas « livre illustré » – comme indiqué dans le sous-titre – un livre dédié à l’art anatomique qui servit à « ouvrir Vénus » mais aussi à comprendre le corps humain, et à maîtriser la connaissance à défaut de vaincre la mort. Memento mori mais aussi « vanité des vanités », ce livre baroque, perle à la forme irrégulière, laisse derrière lui comme dans les dernières paroles de l’Ecclésiaste le souvenir du« désir et [de] la poursuite du vent ».

 

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[12] L. Louvel, Texte/image, images à lire, textes à voir, PUR, 2002.
[13] Terme que je propose dans Le tiers pictural, Pour une lecture intermédiale, PUR, 2010.