Montage démontage, remontage.
L’étrange « fabrique » du livre
des sens de Barbara Hodgson

- Liliane Louvel
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L’ouvrage avec ses belles illustrations est un ouvrage esthétique qui tient du livre d’art ancien, du bricolage contemporain, et du livre interactif et intermédial. Les musées, les bibliothèques figurent au centre du dispositif et font l’objet de descriptions circonstancées. Helen est elle même historienne de cette forme d’art.

Il s’agit là d’une fabrique de l’image et du texte, démontés et remontés ensemble, pour offrir la sensation d’un livre héritier du seizième siècle, ouvrage de science mais aussi ouvrage artistique de Vésale. Anatomie du corps mais aussi de l’esprit comme dans « the anatomy of wit » « l’anatomie de l’esprit » dans la tradition anglaise [6], « wit » étant une forme particulière d’humour.

 

Fonction des montages : « Icones Fabrica », la fabrique des images.

 

On peut alors s’interroger sur la fonction de ces montages de morceaux de textes (lignes, paragraphes), de chiffres et d’images (photographies, gravures, pages de livres…) omniprésents dans l’ouvrage. Tout d’abord on peut avancer que les images sont dotées d’une valeur d’attestation, de vérification, d’authentification aussi, de ce qui est dit dans le texte. Elles offrent à l’œil des vestiges, des restes, ceux d’une histoire et de ses personnages et à ce titre, elles viennent préserver, comme dans un musée (et ils sont plusieurs à figurer dans l’ouvrage), ce qui a été, et témoigner de ce qui a laissé des traces, ce qui est passé et a matériellement existé. Indices dans tous les sens du terme [7], elles désignent l’événement à distance mais aussi attestent qu’elles ont été en contact avec les protagonistes et donc se comportent comme les traces mémorielles d’une présence disparue. D’où l’importance aussi des ekphraseis qui renvoient aux images, descriptions courtes qui doublent l’image et l’ancrent dans le récit.

La forte présence des images renvoie sans cesse le lecteur à leur propre nature visuelle mais aussi à celle du texte puisque entre celui-ci et les bribes de texte qui figurent dans les images, s’instaure un effet de miroir typographique, un va-et-vient intersémiotique.

Les images, dont le potentiel visuel est toujours de l’ordre du déjà-là, de l’évident, de l’irruption intempestive, du donné à voir soudain et apparemment immédiat, prennent valeur d’attestation face à un texte à forte teneur imaginaire, souvent à la limite de l’onirique et du fantastique. Les personnages font souvent de soudaines et inexplicables apparitions, au moment du réveil d’Helen (entre rêve et éveil comme l’a noté G. Didi-Huberman), et constituent comme une menace. Personnages grotesques plus grands, voire plus gros que nature dans le cas de Rosa, ils sont affublés d’éléments supplémentaires postiches comme la perruque de Rosa, voire adjacents comme un amant lui-même très maquillé, ou manquants comme le doigt de Frau Kehl. Ils lancent des avertissements à Helen ou lui rappellent des événements inquiétants, ce qui n’est pas sans évoquer le monde d’Alice in Wonderland. Le nonsense est aussi souvent à l’ordre du jour et les personnages frisent souvent le grotesque et la caricature. Cependant, ils sont toujours croqués avec extrêmement de vivacité et le narrateur brosse une galerie de portraits saisissants sous forme de vignettes détaillées et « imagées ». Ainsi, à propos de l’éditeur New Yorkais de Martin, le mari disparu d’Helen, on peut lire : « Martin said he was slight, quite underweight, a real feather, in fact – Helen was positive that was because he would be unsure of what to eat. He was in his late forties, apparently, and was never seen without a vest no matter how hot the summers got » (34). (« Martin dit qu’il était menu, très maigre, une vraie plume, en fait—Hélène était sûre que c’était parce qu’il ne savait pas trop comment se nourrir. Il approchait de la cinquantaine, apparemment, et on ne le voyait jamais sans un gilet quelle que soit la chaleur en été »).

 

Pourquoi l’anatomie ? Vérité et « envers du visible », dévoilement du « réel »

 

Pour Helen, lancée dans la quête, voire la reconquête de son identité, il faut d’abord en passer par retrouver ses cinq sens, autant de portails ouverts sur le monde. L’anatomie c’est aussi la vision de ce que l’on ne voit pas, ce qui se dissimule à l’intérieur des corps, sous la peau, l’envers des choses, mais fonctionne en secret et dont on sort. Une vérité effrayante. A propos du rêve de Freud sur « L’injection faite à Irma », Lacan écrit : « Il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage, les secrétats par excellence (…). Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation du tu es ceci-tu es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe (…) la révélation du réel (…) ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence » [8]. C’est aussi l’image des morts, de cadavres dépouillés de leur peau, de leur chair, écorchés. L’être humain devient objet d’étude (on connaît les anciennes réticences et interdictions de l’Eglise dont a aussi souffert Vésale lorsqu’il a apporté une science nouvelle. D’où aussi les macabres marchands de cadavres, les body snatchers). Pour comprendre comment ça marche, il faut en passer par un rituel et une science de l’ouverture. Ouvrir Vénus comme l’a écrit Georges Didi-Huberman [9]. L’intériorité, les mécanismes sous l’enveloppe. Le sens sous les sens démontés.

L’anatomie correspond bien à la technique du montage : « C’est ça le montage : on ne montre qu’à démembrer, on ne dispose qu’à « dysposer » d’abord. On ne montre qu’à montrer les béances qui agitent chaque sujet en face de tous les autres », pour G. Didi-Huberman [10].

On peut donc aussi voir les planches anatomiques comme autant de memento mori, mélancolie du « rappelle-toi la mort » que soufflait à l’oreille d’un général victorieux son esclave [11]. L’ultime montage-démontage sans remontage possible, n’est-il pas celui de la dé-composition ?

 

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[6] The Anatomy of Wyt est un célèbre roman didactique écrit par John Lyly et publié en 1578. Wyt désigne une forme particulière d’humour spirituel et orné.
[7] Voir C. Ginsburg, Mythes, emblèmes et traces. Morphologie et histoire, Paris, Verdier, 1986, en particulier le chapitre « Traces ».
[8] Voir J. Lacan, Le Séminaire, II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse (1954-1955), Paris, Seuil, 1978, cité par G. Didi-Huberman dans Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999, p. 112. Au sujet de Freud et le rêve de l’injection faite à Irma », p. 112.
[9] G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, op. cit.
[10] G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position. L’œil de l’histoire I, Paris, Minuit, 2009, p. 86.
[11] B. Delmotte, Esthétique de l’angoisse, le Memento mori comme thème esthétique, Paris, PUF, 2010.