Montage démontage, remontage.
L’étrange « fabrique » du livre
des sens de Barbara Hodgson

- Liliane Louvel
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Fig. 7. Anatomica Vésale, 1998

Fig. 8. La Loupe, 1998

Les images anatomiques sont évidemment les plus nombreuses et présentent des reproductions de ce que l’on peut penser être des originaux, comme c’est le cas de la tête à images multiples, page 122 qui porte en bas « copyrighted by L. W. Yaggi & James J. West. 1885 » (fig. 4 ). Ce qui est aussi asserté dans les remerciements.

En même temps, le roman a également pour sujet la traque de vrais/faux « originaux » fabriqués à partir de vraies/fausses planches de xylogravure d’ouvrages de Vésale, gravures effectuées par Jan Stefan Van Kalkar (71) (fig. 1), élève du Titien, et par Vésale lui-même pour Tabulae anatomica sex de 1538 (6 planches au total). Tout comme dans l’intrigue, le doute face aux images est alors de rigueur. Le lecteur est en droit de se demander la nature de ce qu’on lui montre (69-73) et que l’on nomme « forgeries of medical art », des faux de l’art médical. Pour Herr Ganz, le directeur du Musée d’Histoire de la Médecine de Vienne, le Josephinum, les fausses gravures ne pourraient pas avoir grande valeur. Les reproductions à partir de bois refaits ne sont pas rares (73). Les originaux eux seraient recherchés au contraire.

Helen explore la boîte qui contient un livre dont on nous livre la description détaillée face à la photographie correspondante :

 

She turned her attention to the book itself : a thick, a bound stack of paper, musty and decaying, the edges deckled and fragile. The first page was a title page, remarkable not so much for what it said but for the quantity of handwriting on it, running not only over the blank, unprinted stretches of the page but over the words as well, and in turn, over itself. The title – Anatomica – clearly indicated a treatise on anatomy. She turned the pages one by one – it was all in Latin – until she came to about the 6th page and a small magnifying glass, the metal frame of which was inscribed with medical words, set into the hole carved into the pages Looking back at the inside of the lid she could see that its placement matched that of the diagram of the flap (28).

Son attention se porta sur le livre lui-même : c’était une épaisse liasse de papier reliée, moisie et pourrissante, avec les tranches effrangées et fragiles. La première page était la page de titre, exceptionnelle non pas par ce qui y était imprimé mais par la quantité d’écriture qui la couvrait, remplissant non seulement les  parties vierges et non imprimées de la page mais aussi les mots eux-mêmes, et elle-même. Le titre – Anatomica – indiquait clairement un traité d’anatomie. Elle tourna les pages l’une après l’autre – tout était écrit en latin – jusqu’à ce qu’elle tombe sur la sixième page et une loupe enchâssée dans un orifice pratiqué dans les pages, et dont l’entourage de métal portait des termes médicaux. En regardant de nouveau à l’intérieur du couvercle, elle vit qu’il correspondait exactement au diagramme du volet.

 

L’image montre la couverture d’un exemplaire (vrai ou faux ?) du traité d’Anatomie d’Andreas Vésale, œuvre en un volume dédié aux cinq sens, imprimé à Bruxelles. La quantité d’écriture dont est recouvert l’ouvrage anatomique (fig. 7) indique ce qu’est The Sensualist, un livre réécrit sur/à partir des livres, composé d’autres livres entreposés dans des bibliothèques depuis des siècles. Lignes entre les lignes, écriture manuscrite dans les marges la page du vieux livre racorni et abîmé porte un ex-libris, celui d’un médecin, « R.L.K. Dr. Med. ». La première page de l’ouvrage comporte aussi l’histoire du livre avec les dates de ses pérégrinations depuis 1574, date de la naissance de Vésale, jusqu’au 16 juillet 1944, date du second bombardement de l’Université de Munich. A ce second bombardement – le premier datait de 1943 – les planches anatomiques de xylogravure n’auraient pas survécu. La présence de la loupe, objet en trois dimensions est aussi un clin d’œil à la nature scientifique mais aussi policière d’une enquête menée à propos d’un livre et de ses gravures. La loupe (fig. 8), qui traque le détail et la trace, est également l’attribut des trois sciences décrites par Carlo Ginzburg au sujet d’empreintes et de traces: l’histoire de l’art, la psychanalyse, l’énigme policière. Elle fait aussi partie de ces planches de The Sensualist qui comportent des photographies d’objets et pas seulement des photographies de gravures ou d’autres photographies.

Helen découvre alors une merveille dans la « boîte de curiosités » laissée par Rosa :

 

Further exploration of the book revealed two pieces of paper stuck between two of the pages. One was a sheet torn from an appointment book and the other, more immediately interesting, was an old woodcut folded in two. Carefully removing the plain but discolored paper, she was amazed to find it was a sturdy well-proportioned man, stripped of his skin, exhibiting his muscles against the backdrop of a peaceful Italian countryside. She immediately recognized it as the work of the sixteenth century anatomist Andreas Vesalius. Running the tips of her fingers along the surface of the supple, lightly foxed paper, she could feel the impression made by the pressure of the woodblock (30)

Une exploration plus poussée du livre révéla deux morceaux de papier collés entre deux pages. L’un était un feuillet arraché à un carnet de rendez-vous et l’autre, d’un intérêt plus immédiat, était une ancienne xylogravure pliée en deux. Retirant avec grand soin la feuille de papier uni décolorée, elle fut confondue de voir qu’il s’agissait d’un homme solide et bien proportionné, dépourvu de sa peau, exhibant ses muscles avec, en arrière-plan, un paisible paysage italien. Elle le reconnut aussitôt comme étant le travail de l’anatomiste du seizième siècle, Andreas Vésalius. Effleurant du bout des doigts la surface de la feuille de papier souple et légèrement marquée de taches rousses, elle sentit le relief produit par la pression de la planche d’impression en bois.

 

Dans ce chapitre dédié au sens du toucher, l’épreuve de la main était évidemment nécessaire pour s’assurer de la nature de l’image. Il s’agit bien d’une gravure authentique d’un squelette contenue dans le livre de Vésale ! Elle va donner lieu à une course poursuite portant plutôt malheur à ceux qui la possèdent.

Les planches anatomiques, toujours désignées comme « art » anatomique, y compris sur la jaquette intérieure, apportent au texte un surplus artistique, une rêverie sur planche anatomique même si elle est quand même un peu macabre voire effrayante (il existe d’ailleurs un Abrégé d’anatomie accommodé aux arts de peinture et de sculpture. Paris, J.B. Crepy, 1760). Cette atmosphère onirique s’accorde bien aussi avec les montages de texte qui transparaissent ici et là, Alice, mais aussi Frankenstein, bien sûr, Dr Jekyll et Mr Hyde pour le docteur Friedrich Anselm, La Reine des neiges clairement évoquée à deux reprises. Bien entendu le genre policier et celui du fantastique sont convoqués. Le voyage initiatique d’Helen, lancée en quête de son mari qui lui est devenu étranger, comme pour le retrouver en un dernier adieu, pour s’en libérer, la mènera à découvrir sa propre identité, à en rassembler les morceaux épars ici et là en passant par l’épreuve de l’étrange et de la reconquête de ses cinq sens. A la fin elle devra faire le choix de la vie : « Helen woke up with the taste of her life in her mouth » (289) (« Helen se réveilla avec le goût de sa vie dans sa bouche »), « Helen woke up » est d’ailleurs l’un des leitmotive de la plupart des chapitres décrivant la perte progressive de la corporéité d’Helen envahie par d’autres présences en un effet d’aliénation unheimlich.

 

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