Du rêve à la matière, de la matière au rêve
Philippe Garrel, Jean-Daniel Pollet
Vers un cinéma de poésie
- Didier Coureau
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Fig. 2. J.-D. Pollet, Dieu sait quoi, 1994
Des plans de rivière prolongent la vision de la roue du moulin à eau, et la voix dit un passage de L’Atelier contemporain : « Maintenant il faut bien nous [le] dire, parmi ce que la Nature ou l’Art nous proposent, il y a toujours un peu de ce que nous savions déjà, et qui ne nous intéresse pas. » L’eau s’écoule à présent sur des galets, visibles en très grand gros plan sous la surface claire. Sur l’un des galets se dessine nettement une spirale parfaite. Sur la surface de l’eau courent des signes lumineux qui ressemblent à autant de lettres d’un alphabet inconnu qui pourraient, à tout moment, composer un poème (fig. 2). Une nouvelle phrase-transition intervient, issue de Proêmes, « De quoi s’agit-il pour l’homme ? De vivre, de continuer à vivre, et de vivre heureux », avant que ne soit retrouvé le poème « De l’eau », fil directeur de tout ce passage filmique, en deux prélèvements : « Inquiétude de l’eau : sensible au moindre changement de la déclivité. Sautant les escaliers les deux pieds à la fois. Joueuse, puérile d’obéissance, revenant tout de suite lorsqu’on la rappelle en changeant la pente de ce côté-ci » puis, accompagnant cette fois-ci de rapides mouvements d’appareils (travellings) sur une eau maritime : « Plus bas que moi, toujours plus bas que moi se trouve l’eau. C’est toujours les yeux baissés que je la regarde. » Dans ses notes préparatoires du film Dieu sait quoi, Pollet avait noté : « Le montage de cette séquence (en partie tournée en son direct, suivie en tout cas par un ingénieur du son, de bout en bout) doit être aussi vif, aussi rapide que le texte (vertige) » [58]. Il avait aussi précisé la trajectoire qui s’effectuerait : « L’eau filmée à partir de la fonte des neiges au sommet du Ventoux, jusqu’à la mer » [59]. Il est à remarquer que, dans ce montage « vertigineux » de l’écoulement des eaux, l’ordre du poème a été redistribué : a d’abord été entendu un passage central du poème (commençant par « LIQUIDE… »), puis la fin du poème (passage commençant par « Inquiétude de l’eau… »), et enfin le début du poème (« Plus bas que moi… »). Comme si la roue du moulin, ainsi que la spirale du galet sur laquelle passaient les lettres abstraites nées dans la spirale de l’eau – dans Ceux d’en face un galet pris dans un balancement répétitif crée, est-il dit, un « mouvement presque perpétuel » – avaient bouleversé l’ordre du temps, introduit un désordre, bientôt réorganisé dans l’écriture filmique des images. Les plans entremêlant les eaux et les galets sont suivis par un plan qui revient dans de multiples variations à travers le film : un mouvement de travelling circulaire autour d’une table, qui accueille parfois des compositions de natures mortes (pots, verres, carafes…), parfois comme ici une seule lanterne allumée en son centre. Le travelling découvre tour à tour un pré, puis des ifs plus proches, un plaqueminier aux fruits orange devant la maison de Cadenet. Un bruissement d’insectes se fait fortement entendre, et apporte avec lui le souvenir du poème que Ponge consacra à la guêpe dans La Rage de l’expression, l’évoquant « [g]résillante comme une friture, une chimie (effervescente) » [60], puis « aussi brûlante, bourdonnante, musicale qu’une corde fort tendue, fort vibrante » [61], pour enfin parvenir à la très belle image d’une guêpe (mais il s’agirait plutôt dès lors d’une abeille…) comme « [f]orme musicale du miel » [62]. Sur ces images au crépuscule, qui déstabilisent la perception, font percevoir la lampe à pétrole telle qu’un astre au centre d’un jardin-cosmos, la voix de Lonsdale vient dire des phrases extraites de Nouveau nouveau recueil : « Ainsi pas d’autre nuit que la nuit naturelle. Il faut l’attendre comme elle vient, ironique, à nous chaque soir. » « La moindre nature morte est un paysage métaphysique » écrivait Ponge [63], et Pollet semble être allé, filmiquement, encore au-delà de ce principe. De mêmes mouvements tournoyaient, dans d’autres films, autour du temple de Bassæ (point nodal de la Grèce, et peut-être du monde, pour Pollet).
Au mouvement circulaire, succède une série d’images fixes, photographiques, présentant des compositions différentes des mêmes éléments posés sur un rocher : une lampe à pétrole éclairée, une lampe de poche rectangulaire à verre circulaire allumée, trois galets, un livre ouvert sur une page représentant une vision de l’univers constellé. Une flûte archaïque semble elle aussi surgir de la nuit des temps et des sources méditerranéennes du mythe. La musique se poursuit – mêlée aux bruits des insectes –, lors d’un nouveau travelling circulaire autour de la table et de sa lampe, avant de rejoindre sa véritable source sur un écran de télévision, dans la maison, donnant à voir des plans de Méditerranée, ceux du rameur-passeur vu de dos, puis de son bras vu en très gros plan avec sa main sur la rame, puis de son visage, barbu, buriné, brûlé par le soleil, tandis que le texte de Philippe Sollers est entendu off dans l’un de ses passages essentiels : « Mais si l’on était regardé ? Conduit progressivement en aveugle à travers chaque première vision erronée… ». Se retrouve ensuite un autre leitmotiv visuel du film : le dispositif de va-et-vient, par un complexe enchaînement de travellings (arrière, latéral, avant) entre la télévision et la niche-autel où figure la photographie de Ponge – « dieu lare » – au-dessus d’une machine à écrire Underwood – vue également dans un plan d’extérieur sur la table de jardin en un autre moment du film –, en passant devant une table où alternent les compositions de natures mortes (pots et tasses, ou livres et feuilles), et le mur où a été recopiée La Gerbe de Matisse. Mouvement de balancier entre Ponge et les films antérieurs de Pollet. Sur l’écran de télévision sont aussi passés des plans de Trois jours en Grèce avec voix off citant Ritsos, qui vient alors dialoguer avec Ponge, comme Ponge était cité dans Trois jours en Grèce, à travers son texte « L’électricité », dit en voix off sur des images télévisuelles du décollage de la fusée Ariane à Kourou.
Les méthodes créatrices de Ponge et de Pollet se rejoignent, comme le démontre la description faite ci-dessus des plans de Dieu sait quoi, autour d’une certaine conception de la poésie qu’énonce le poète : « On aura compris sans doute quelle est selon moi la fonction de la poésie. C’est de nourrir l’esprit de l’homme en l’abouchant au cosmos » [64].
Vers un cinéma de poésie…
Le cinéma de Garrel et le cinéma de Pollet semblent instaurer, chacun à sa manière, un processus de création « poétique filmique » axé pour partie sur les possibles esthétiques propres au cinéma : mouvements d’appareils, effet microscope, lumière, montage, variations sonores, plasticité du noir et blanc ou de la couleur... Derrière les images visuelles peuvent cependant résider, en surimpression, des sons créant des images sonores, des mots-paroles dans la pensée de Pollet, comme le film peut naître des mots d’un titre dans l’œuvre de Garrel. Pour les deux auteurs, en effet, le film n’est pas coupé du verbe, mais il lui adjoint les possibilités nouvelles d’une écriture filmique singulière.
Dans le cinéma de Garrel, un mouvement se crée, qui vient des « lointains intérieurs » dont parlait Henri Michaux, et rejoint le monde extérieur, où l’image du rêve vient trouver une forme de matérialisation. L’idée d’« expiration » émise par Cocteau, signifiant ainsi que le poète-cinéaste devient « archéologue » de sa propre nuit, afin de pouvoir ensuite la mettre en pleine lumière, jusqu’à l’éblouissement, lui correspond parfaitement. Et la référence au Sang d’un poète, dans Le Lit de la Vierge, en apporte la confirmation. Les figures du rêveur se mouvant dans son propre rêve, et de la femme-apparition ne cessent de jalonner son œuvre, dans une proximité du Surréalisme et de ses sources. L’univers réside tout entier dans ces êtres qui semblent transmettre leur lumière intérieure, leur feu, à l’espace diurne ou nocturne les environnant, jusqu’à la brûlure totale de la surexposition.
Dans le cinéma de Pollet, un mouvement se crée, qui va du monde du dehors vers le monde du dedans. Le passage dans « l’univers poétique » se faisant, selon les termes du cinéaste, par des « coupes » effectuées dans l’« ordre convenu », « ordre pseudo-naturel », « ordre pseudo-réaliste » [65]. Coupes que prolonge une longue méditation rêveuse, qui permettra de réorganiser la matière du monde dans le film. Autre forme de rêverie, proche de celle de Francis Ponge qui, comme le cinéaste, évoquait souvent l’état de demi-sommeil dans lequel il se trouvait au moment de créer, et parlait de cette paradoxale « rêveuse matière ». Si l’être est présent au sein des films de Pollet, c’est au sein d’un monde dont la « grandeur nature » est prise en compte en totalité, et dans lequel les dimensions terrestres ne cessent d’entrer en communication avec les dimensions cosmiques.
Garrel, Pollet, imprégnés des puissances poétiques du XXe siècle (dont ils redisent les enjeux primordiaux), et de leurs sources plus profondes (de l’antiquité au XIXe siècle pour Pollet, principalement du XIXe siècle pour Garrel), s’inscrivent dans des cheminements parallèles, qui les conduisent vers la possible constitution d’un cinéma de poésie.
[58] J.-D. Pollet, dans G. Leblanc, J.-D. Pollet, op. cit., p. 194.
[59] Ibid.
[60] Fr. Ponge, La Rage de l’expression, Paris, Gallimard, « Poésie », 1995, p. 16.
[61] Ibid., p. 15.
[62] Ibid., p. 26.
[63] Fr. Ponge, « De la nature morte et de Chardin », dans Arts de France, n° II, Paris, Hermann, 1963, p. 262.
[64] Fr. Ponge, Méthodes, op. cit., p. 164.
[65] J.-D. Pollet, dans G. Leblanc, J.-D. Pollet, op. cit., p. 49.