Du rêve à la matière, de la matière au rêve
Philippe Garrel, Jean-Daniel Pollet
Vers un cinéma de poésie

- Didier Coureau
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Dans le prologue de son œuvre ultime, Jour après jour, à laquelle Jean-Paul Fargier a donné forme – suivant les instructions et les matériaux photographiques laissés –, Pollet est filmé assis dans son fauteuil roulant, face à une table de jardin, sur laquelle se trouve un vase de fleurs qu’il photographie. De sa voix étouffée, saccadée, proche de celle du lépreux-philosophe de L’Ordre, Raimondakis, il confie : « J’essaie de mettre dans les photos autant d’énergie que les fleurs m’en donnent. » Dans le synopsis du même film, il avait noté : « Il ne peut plus parcourir le monde : il le contemple jour après jour depuis sa maison » [50]. Un autre poète immobilisé, Joë Bousquet, avait pour sa part écrit : « Tant de choses si belles devant moi que je n’ai pas de regard pour elles. Objets que l’on regarde comme en poursuivant le rêve d’en être vu » [51].

Dans un entretien consacré à Dieu sait quoi, Pollet revient sur Ponge : « Je vois de mon fauteuil un ver luisant, la nuit, ou des papillons – tout de suite Ponge est là : “pétales superfétatoires”, je vois des hirondelles, je pense à Ponge, ou si vous voulez je suis pongien. D’ailleurs dans la première mouture du scénario […] j’avais écrit : “ je ponge, tu ponges, il ponge, vous pongez…” » [52]. Cette communication secrète avec les choses se fonde aussi sur la pensée par Ponge du monde muet : « Hommes, animaux à paroles, nous sommes les otages du monde muet », que la voix de Michaël Lonsdale prononce dans le film. Monde muet ne veut pas dire monde silencieux dans le film, et si la parole humaine est bien présente, à travers la voix off de Lonsdale, dans sa diction de fragments de l’œuvre de Ponge, et de quelques transitions écrites par l’écrivain Jean Thibaudeau, les sons de la nature sont également mis en valeur. Et la musique d’Antoine Duhamel vient s’adjoindre aux éléments en trouvant des accents tour à tour, ou simultanément, métalliques, minéraux, cosmiques. De la phrase de Ponge : « Le monde muet est notre seule patrie » [53], Pollet livre l’analyse suivante : « Cette courte phrase peut être considérée comme l’emblème de l’ensemble de l’œuvre de Francis Ponge. Je m’en suis nourri pendant le travail que j’ai fait autour de cette œuvre. […] Les textes de Francis Ponge jouent dans le film une partition presque à part, comme la musique d’Antoine Duhamel » [54]. Cependant, des interactions texte-image se produisent, selon cette autre pensée de Pollet : « L’image qui parle : c’est une sensation que j’éprouve souvent, l’impression d’une parole derrière l’image » [55]. En dehors des moments où la voix off se fait entendre, les mots de Ponge ne se situeraient-ils pas encore, ainsi, derrière l’image ?

Comme pour Garrel, s’il s’agit de ne retenir qu’un extrait-clef pour donner à percevoir la relation étroite du cinéaste à la poésie, certainement doit-il s’agir d’un passage prélevé à la continuité du film Dieu sait quoi, qui met en lumière la relation profonde qui unissait son cinéma à la poésie et à la poétique de Ponge mais certainement aussi, au-delà, à la poésie et à l’idée de la poésie de manière plus large. En ce passage, visuellement, sont étroitement unis deux poèmes célèbres de Ponge, « De l’eau » et « Le galet », comme le poète avait uni lui-même eau et galet dans un très bref poème antérieur, intitulé « Flot » : « Flot, requiers pour ta marche un galet au sol terne / Qu’à vernir en ta source au premier pas tu perdes » [56]. Ce passage de Dieu sait quoi commence par quatre plans d’eau s’écoulant en cascade sur des rochers recouverts de mousse verte. Suivent quatre plans d’eau s’écoulant dans une rivière. Puis vient un processus complexe de filmage, dans un plan-séquence d’une roue de moulin à eau tournant – certainement l’une de celles de l’Isle-sur-la-Sorgue, inscrite dans les voisinages de René Char. La roue est filmée frontalement, avec des mouvements panoramiques enchaînés descendant, latéraux (de gauche à droite, puis de droite à gauche), ascendant, qui contribuent à créer une sensation de spirale vertigineuse. Jusqu’à présent seuls les sons s’étaient fait très distinctement entendre, en une véritable composition sonore jouant du bruit de l’eau dans ses différentes fluctuations. A présent intervient la voix, aux intonations si reconnaissables, psalmodiée, de Michaël Lonsdale qui accompagne tout le film de sa diction : « Le langage ne se refuse qu’à une chose, c’est à faire aussi peu de bruit que le silence » (extrait de Proêmes [57], dans des « Notes d’un poème (sur Mallarmé) »). La voix enchaîne par un long extrait du poème « De l’eau » :

 

LIQUIDE est par définition ce qui préfère obéir à la pesanteur, plutôt que maintenir sa forme, ce qui refuse toute forme pour obéir à sa pesanteur. Et qui perd toute tenue à cause de cette idée fixe, de se scrupule maladif. De ce vice, qui le rend rapide, précipité ou stagnant ; amorphe ou féroce, amorphe et féroce, féroce térébrant, par exemple ; rusé, filtrant, contournant ; si bien que l’on peut faire de lui ce que l’on veut, et conduire l’eau dans des tuyaux pour la faire ensuite jaillir verticalement afin de jouir enfin de sa façon de s’abîmer en pluie : une véritable esclave.

 

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[50] J.-D. Pollet, Synopsis de Jour après jour, dans le dossier de presse du film, Ex Nihilo / Pierre Grise Production.
[51] J. Bousquet, Traduit du silence, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1995, p. 69.
[52] J.-D. Pollet, « Entretien avec Jean-Daniel Pollet », par Simone Vannier, Revue documentaire, n° 12, « Entre texte et image », été/automne 1996, p. 48.
[53] Fr. Ponge, Méthodes, Paris, Gallimard, « Folio Essai », 1989, p. 162.
[54] J.-D. Pollet, dans G. Leblanc, J.-D. Pollet, op. cit., p. 204.
[55] Ibid., p. 48.
[56] Fr. Ponge, Le Parti pris des choses suivi de Proêmes, op. cit., p. 121.
[57] Pour le repérage de ces citations de Ponge, j’utilise un texte inédit que Jean-Louis Leutrat avait eu la gentillesse de me confier.