Du rêve à la matière, de la matière au rêve
Philippe Garrel, Jean-Daniel Pollet
Vers un cinéma de poésie

- Didier Coureau
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Fig. 1 Ph. Garrel, Le Lit de la Vierge, 1969 loupe

On comprend, au-delà des propos du poète, combien cette évidence poétique lumineuse peut se transmuer en expérience filmique, et rejoindre des caractéristiques essentielles de l’esthétique propre à cet art. Comme si le film retrouvait par l’image visuelle la source de l’image poétique. Quand Garrel déclare « L’art c’est se perdre dans les châteaux du rêve » [23], il est également très proche du château nervalien du songe, que retrouva avant lui Breton.

Car il s’agit en effet de donner forme plastique à la poésie au sein des films. Dans Le Révélateur, il choisit de réaliser un film en noir et blanc, totalement silencieux, afin d’être au plus près de la sensation onirique de perdition dans une « espèce de labyrinthe » [24]. Onirisme renforcé par les éclairages qui, précise-t-il, devaient « partager l’écran entre nuit totale et flash de lumière pour qu’on ne soit plus du tout dans le réel… » [25]. Pour ce film, il évoque également « les décors pathologiques du rêve, trous, […] fondrières, […] bois, […] flaques d’eau » [26]. L’homme (Laurent Terzieff), la femme (Bernadette Lafont), l’enfant, semblent traqués, en fuite dans un non-lieu hostile aux abords d’une forêt allemande. Au début du film, l’enfant traverse un tunnel et rejoint sa mère attachée à un poteau, sa tenue blanche éclairée par un violent projecteur qui déchire le noir de la nuit. L’enfant dénoue les liens qui retenaient sa mère. Délivrance de la naissance et, tout à la fois, coïncidence parfaite avec la sensation lumineuse du rêve que décrit Nerval : « C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégagent de l’ombre de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres, le monde des esprits s’ouvre pour nous » [27]. Comme l’écrit par ailleurs Deleuze : « Chez Garrel, le sur-exposé et le sous-exposé, le blanc et le noir, le froid et le chaud deviennent les composantes du corps et les éléments de ses postures » [28]. La surexposition, la violente brûlure de la lumière, se retrouvent dans de nombreux films de Garrel, même au-delà de cette période marquée par l’abstraction. Dans L’Enfant secret, le flash évoque les électrochocs ; dans Les Baisers de secours, une fenêtre ouverte en contre-jour vient happer les corps des comédiennes, Brigitte Sy (épouse alors de Garrel) et Anémone (ancienne relation amoureuse qui donna son prénom à l’un des premiers films du cinéaste), les faisant disparaître dans cette intensité blanche, cette brûlure de l’image, ainsi que la pellicule pouvait parfois s’enflammer au cœur d’une projection. Intensité, émotionnelle tout autant que lumineuse, qui rejoint la poésie et l’expérience intérieure d’Antonin Artaud qui déclarait, dans L’Ombilic des limbes, que la vie est de « brûler des questions » [29]. De son scénario pour La Coquille et le clergyman – que réalisa Germaine Dulac –, Artaud affirmait qu’il ressemblait « à la mécanique d’un rêve » [30], restituant le « travail pur de la pensée » [31], car : « Ainsi l’esprit livré à lui-même et aux images, infiniment sensibilisé, appliqué à ne rien perdre des imaginations de la pensée subtile, est tout prêt à retrouver ses fonctions premières, ses antennes tournées vers l’invisible, à recommencer une résurrection de la mort » [32]. Pour Artaud encore : « Le cinéma est essentiellement révélateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met directement en relation » [33]. Le poète réclamait en ce sens des films « fantasmagoriques », « poétiques », « psychiques » [34]. Garrel donnait aussi trois termes pour tenter de définir le mouvement gâchiste qu’il avait créé en marge du Surréalisme tardif : « classique, hermétique et ésotérique » [35].

Si l’on se livre à l’exercice périlleux de chercher quelques minutes d’un film de Garrel qui pourraient donner une clef pour ouvrir la porte de toute son œuvre, peut-être celles-ci peuvent-elles se trouver dans le film Le Lit de la Vierge de 1969. Film charnière, après les événements de mai 1968, conduisant quelques années plus tard vers une période devenue trop hermétique que Garrel rejeta longtemps. Film en noir et blanc, entre le cinéma muet et le cri, dans un format cinémascope inattendu lui donnant une dimension plastique parfaite. Dans le passage retenu ici, ponction au sein de la vingtaine de très longs plans-séquences qui composent le film, le personnage, Jésus, interprété par Pierre Clémenti, avance le long de murs de pierre d’une construction en ruine, vestiges d’un château. Puis il gravit un muret sur lequel il s’assied, se présentant alors de dos. La lumière, comme dans Le Révélateur, est extrêmement forte, projecteur braqué sur sa cible, donnant à la chemise et au pantalon blanc de Clémenti, ainsi qu’aux pierres, une intensité lumineuse qui renforce le contraste avec la nuit profondément noire. Phosphorescence du corps et du mur, qui font que la lumière extérieure semble provenir de l’intérieur même du personnage, et se répandre autour de lui comme une aura mystérieuse sur les objets environnants. Jésus est assis, les bras écartés, les mains posées à plat sur le mur. Puis il quitte cet emplacement pour s’enfoncer dans la nuit. La caméra qui s’était avancée vers lui, le filme de dos en plan rapproché, alors qu’il effectue des mouvements des bras qui lui donnent l’air de nager dans l’espace vide et noir. Seuls des sons de craquements, non clairement identifiables, accompagnent sa marche. Quelques feuilles se dessinent, à peine esquissées, à proximité de sa tête. Le cadrage laisse alors Jésus s’éloigner, rejoindre des arbres. La lumière dessine un cercle le suivant. De profil, il marche derrière des troncs, tandis que des bruits d’eau se font entendre, suggérant qu’il marche dans un marécage ou un ruisseau. Son corps courbé se laisse tomber sur un nouveau muret rempli de végétation, de mousse. Sa marche l’a conduit jusqu’à une femme qui se tient là, accroupie, près d’une mare. Elle n’est autre que Marie-Madeleine, interprétée dans le film par Zouzou, tout comme l’est le personnage de Marie. Rolland de Renéville remarque à propos de la figure nervalienne de la femme en tant qu’Isis, « mère et […] épouse sacrée » : « la similitude de termes – la Vierge, la Mère, la Bien-Aimée – qui nous frappe au cours de poèmes que prononcèrent à travers leurs épreuves Novalis et Nerval, me paraît le signe de leur rencontre devant une Evidence à laquelle les voies de l’expérience poétique aboutissent de façon inéluctable » [36]. Zouzou est vêtue d’une tunique blanche éclaboussée de lumière. Un bref dialogue s’instaure : Marie-Madeleine : « Bonjour. Tu vas bien ? Ça va ? Tu viens me voir ? » / Jésus : « Oui » / M-M. : « Tu as marché longtemps ? » / J. : « Oh ! oui » / M-M. : « Où est-ce que tu t’es fourré, t’es tout sale ! » / J. : « Oh ! J’ai vu des choses ! »…

Tout ce qui a été dit précédemment se retrouve dans ce passage : incandescence des corps qui renvoie à la révélation onirique nervalienne, puis au Surréalisme ; homme à l’air de nager comme la femme du poème « Tournesol » de Breton, mais aussi comme le poète du Sang d’un poète de Jean Cocteau, dans cet intervalle noir entre la traversée du miroir – qui de rigide est devenu liquide – et l’arrivée dans le couloir de l’hôtel des « folies dramatiques » –  la figure mystique de Jésus prenant ici la place du poète-Orphée ; apparition de la femme telle que la décrit Nerval, et telle que l’analyse Rolland de Renéville chez Nerval dans son dédoublement ; paysage pathologique du rêve dont parle Garrel ; résurgence des sources de la poésie, du cinéma muet, de l’inconscient : le bref dialogue final souligne cette part d’enfance par les propos de Marie-Madeleine ; regard et vision mêlés dans l’aveu de Jésus, le poète, le voyant de Novalis : « J’ai vu des choses » (fig. 1).

 

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[23] Ph. Garrel, G. Courant, Philippe Garrel, plaquette éditée par le Studio 43, Paris, à l’occasion d’une rétrospective des films du cinéaste ayant lieu du 19 au 31 janvier 1983, p. 49.
[24] Ph. Garrel, dans « Cerclé sous vide », entretien avec J-L. Comolli, J. Narboni, J. Rivette, Cahiers du Cinéma, n° 208, septembre 1968, p. 52. Il est à noter que ce numéro réunissait Philippe Garrel, Jean-Daniel Pollet et Jacques Rivette, dans une certaine tendance du cinéma français marginal, en une date particulièrement symbolique, quelques mois après les événements de mai 1968.
[25] Ibid., p. 53.
[26] Ibid., p. 51.
[27] G. de Nerval, op. cit., p. 19.
[28] G. Deleuze, L’Image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, « Critique », 1985, p. 260.
[29] A. Artaud, L’Ombilic des limbes, Paris, Gallimard, « Poésie », 1991, p. 51.
[30] A. Artaud, Œuvre complète, vol. III, Paris, Gallimard, 1978, p. 71.
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Ibid., p. 66.
[34] Ibid., p. 65.
[35] Ph. Garrel, dans Cahiers du cinéma, n° 287, op. cit., p. 63.
[36] A. Rolland de Renéville, op. cit., p. 69.