L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et
dévoilement générique chez Fénelon
- Olivier Leplatre
_______________________________
Fig. 7. N. Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion
(détail), 1648
Pour Fénelon, partir du cadavre drapé de Phocion, partir du mort, c’est aller à la limite de la peinture : là où elle est sublime et se met à mort, ne faisant plus rien voir matériellement que son processus d’absentement. A ce punctum de la mort, au punctum du drapé qui montre que « cela a été » [48], l’écrivain découvre un lieu de passage ; il voit le relais possible de la parole et l’élan du dialogue : « Mais le mort… Le mort… ».
Les mots de Parrhasius sont hésitants et interrogatifs, tremblants, peut-être émus ou même inquiets, pleins de curiosité et d’excitation, proches du silence certainement bien qu’ils se raccrochent à la chaîne parlée de l’ekphrasis. La contradiction affective qu’ils expriment ou que trahit l’énonciation a pour origine un événement d’une puissance figurale saisissante, qui affole la conscience et le désir. Cette émotion tient non seulement à la mort même dans la mesure où elle est un défi à la connaissance et au regard, mais aussi à la manière dont Poussin a traité le corps de Phocion, à l’état de peinture dans lequel il l’a mis. Parrhasius voudrait savoir ce que Poussin a fait du cadavre. La réponse est celle de son escamotage. Poussin a signifié la mort en préférant la mort du corps visible (et non la mort visible du corps : sa mimésis directe). Dans l’interrogation de Parrhasius se décèle alors cette sorte de désappointement ou de trouble provoqué par la formidable cristallisation réussie par la peinture, opacité matérielle que Poussin a voulue pour peindre la mort en la dé-peignant.
L’ekphrasis nous rend sensibles à ce vertige de la figure, bien que d’apparence pauvre et négligée, elle nous invite à le voir, mais il faudrait dire surtout : à l’entendre. Elle obtient ce surgissement très spectaculaire au moyen de ce que le dialogue incarné dans des sujets rend possible, en mettant en scène l’effet spectaculaire du tableau à travers la vibration affective de Parrhasius [49].
Les mots sortent du mort (ils adviennent ou reviennent), bien que la parole ait du mal à venir : Parrhasius bégaie, il s’arrache à l’impossibilité de dire. Les allitérations insistantes (mais le mort… Le mort) semblent hésiter entre se soumettre à l’ineffable et amorcer le langage. Le texte choisit, pourtant : le terme « mort » relance la conversation, Poussin le reprend de la bouche de Parrhasius pour poursuivre la description de son tableau [50]. Le nom donne l’impression – car tout ici est affaire d’affect et même de choc – de provenir de cet écartement ménagé dans la langue par le « mais » initial. Ce « mais » déplace la conversation par rapport à ce qui vient d’être dit ou il la recentre sur le plus essentiel, le plus irradiant, dont Parrhasius se montre impatient et avidement curieux : l’imitation non de la variété de la nature, mais de l’irreprésentable par excellence. « Bon […]. Mais le mort » ? Surtout le « mais » arrache la parole à la sidération de la mort elle-même qui rend muet. Poussin, moins peintre alors qu’ombre parlante, prend le relais ; il va dire le mort puis décrire, à partir de lui, tout le tableau. Le dialogue se déroule ensuite comme le dévoilement de ce que cèle la draperie funèbre, son secret accessible aux mots.
Tel est bien, de manière plus large, ce dont Fénelon poursuit le projet dans ses Dialogues des morts : soulever les voiles mortuaires et en retirer, de tous leurs plis, une vérité. Cette parole de vérité dit ce qui ne peut être tout à fait vu, ce que la mort a à nous dire (en quoi elle nous regarde) ; son texte en prononce les prosopopées sublimes [51].
« Caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe » [52], Phocion paraît, à bien le voir ou à bien le lire (fig. 7), se reconstituer en un étonnant fouillis de pages empilées. Ce corps textile provient du drapé tombé et des volumes du cadavre ; il présente un brouillon encore vierge, l’embryon d’un livre à venir, mais déjà abîmé, strié et creusé d’ombres, un livre déjà vieux. Il appartient aux morts, dont la matière densifiée par des forces fantomatiques est la substance même de la pédagogie menée par les dialogues. C’est le livre de Fénelon qui apparaît ici. Phocion imprime le tissu, il est moulé par lui et ce texte-là contient les personnages d’ombres du pédagogue, pleins et vides de la mort en eux, riches et pauvres du regard de cette mort retournée en direction de leur vie d’autrefois, pour faire sentir toute sa finitude.
Qui verrait suffisamment pour réussir à être peintre au royaume des morts ? se demandent les artistes du dialogue de Fénelon :
Il y fait un peu trop obscur pour y exceller dans le coloris, dans la perspective et dans la dégradation de lumière. Un tableau fait ici-bas ne pourrait être qu’une nuit, tout y serait ombre [53].
Poussin juge qu’il est impensable de peindre sur les rives du Styx ; Fénelon y trouve toutefois l’origine d’une parole. De l’ombre, il n’y a rien à voir puisqu’elle fait taire les couleurs ; les ombres cependant dialoguent [54]. Pour qu’on les entende, Poussin recommence son tableau depuis la parole qu’il contient, qui gît en lui, enveloppée. Artiste devenu personnage d’un échange qu’il rend possible et aide à écrire, Poussin ouvre l’accès aux mots. Le talent des peintres consiste, note ailleurs Fénelon, à « vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups de pinceaux » [55]. Poussin est certainement de ces peintres qui savent effacer les traces de leurs pinceaux, mais il est ici, de surcroît, un peintre dont le tableau est absent et n’a plus besoin d’être vu puisqu’il peut être décrit en images. Le voilà, avec l’aide de Parrhasius, écrivain, converti à la force des images parlées, indispensables et souveraines.
Vu attentivement par Fénelon, non pas examiné de près et détaillé (car ce bloc de tissus convulsivement sculptés saute aux yeux), mais expliqué, le drapé cachant le corps de Phocion fait alors signe. Il a à dire. Il se déclare, appelle la parole. Il ne mène pas à une aporie, il ne se comporte pas comme un pan obstiné ; il fait passage, malgré sa confusion [56]. Il voyage, quoique immobilisé ; il transite d’un lieu à l’autre. C’est dire qu’il est en lui-même l’objet et le lieu du transfert, de la mise en rapport ou du transport. Les porteurs de Phocion portent cette métaphore. Ils sont arrêtés dans leur mouvement (comme une image arrêtée qui continuerait de travailler, d’effectuer en elle sa puissance de figuration) mais parce qu’ils sont saisis en train de changer de plan. Littéralement ils quittent le paysage, figurément ils sortent du tableau et gagnent l’espace du texte (où ils deviendront Poussin et Parrhasius, doubles de Fénelon et du duc de Bourgogne). Ils se déplacent de la toile vers le texte, d’un tissu à l’autre, selon un phénomène de conversion et presque de morphing intermédial qui s’effectue dans l’entrelacs des matières et des signes, dont le drapé froissé est la concrétion symbolique.
Des mots logent dans les recoins du tissu et Fénelon choisit, à travers Poussin et Parrhasius, peintres conduits à la parole (et finalement au texte, ou à la « textualité » [57]), de les développer, de les distribuer, de les faire retentir dans des séries d’échanges, dans le battement des plis de leurs dialogues. Il y perçoit une mémoire de la mort à prononcer pour la vie (mémoire dont le duc de Bourgogne doit être impressionné, comme l’on marque une page de l’empreinte des traits graphiques [58]). On en retiendra aussi une leçon pour l’écriture qui n’affleure peut-être que pour défaire le froissé de la mort et ne plus cesser, en rapport avec ce geste originaire, de la remémorer et de nous y reconduire. Le drapé de Phocion est la substance même, élégiaque, extatique, de ce dont l’écriture a fait son objet invisible et son obsession (fig. 8).
[48] R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil, 1980.
[49] Aussi la description de Fénelon vient-elle interroger ce que la littérature sur l’art a tendance à ignorer ou à sous-estimer : les effets d’énonciation, les marques ou les traces des positions et des imprégnations subjectives, privilégiant plutôt ce qu’elle appelle le « sujet » de la peinture et ce qu’elle identifie alors comme le signifié de la mimésis (voir G. Didi-Huberman, Devant la peinture, Paris, Minuit, « Critique », 1990, pp. 281-282).
[50] La figure d’anadiplose soude la coopération du dialogue, elle instaure le pacte de co-énonciation du tableau et, partant, du texte.
[51] Même la rivière Ilissus, au bord de laquelle se déroule notamment le dialogue du Phèdre de Platon, contient le processus de ce pliage-dépliage général du sens. Le nom Ilissos est en effet proche du verbe anelissein qui veut dire d’abord « dérouler », « déplier un rouleau manuscrit », puis « expliquer », et même « lire » (elissein signifiant quant à lui tout simplement « enrouler »). Voir J. Scheid et J. Svenbro, Le Métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-latin [1994], Paris, Editions Errance, 2003, p. 105, note 48.
[52] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 426.
[53] Ibid. p. 427
[54] Remonter le chemin du tableau permet de reprendre le cours de la vie et de comprendre son sens.
[55] Fénelon, Dialogues sur l’éloquence, dans Œuvres, éd. J. Le Brun, éd. cit., Tome I [1983], p. 37.
[56] Aussi Poussin fait-il remarquer que, malgré l’opacification de la visibilité à laquelle aboutit le tissu, « on ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps ». La draperie continue de travailler, elle ne barre pas le processus de figuration, elle l’aide au contraire, le laisse agir. Par quoi s’engage, en réponse ou en collaboration (en dialogue, en fait), le travail même du spectateur. C’est dire à quel point Fénelon est sensible à la double articulation possible d’un rapport à l’art, à la fois comme phénomène esthétique (dans un rapport affectif et quasi empathique au beau) et comme action sémiotique (dans un rapport d’interprétation du sens).
[57] Si on accepte un mot forgé sur le modèle de la figurabilité et qui pourrait désigner non le texte, en son état stable, mais son devenir et sa latence, son lieu d’effusion ou l’origine de son avènement, continuant d’agir en lui comme ouverture à ses virtualités.
[58] Fénelon développe, dans son petit traité de l’éducation des filles, une théorie de la mémoire comme empreinte sur l’âme : il n’est d’éducation possible selon lui que parce qu’il existe dans l’histoire de tout homme un moment, très limité dans le temps, où des mots et des images peuvent marquer la conscience, encore souple comme la cire, et la modeler durablement (De l’éducation des filles, dans Œuvres, Tome I, éd. cit., pp. 103-104).