L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et
dévoilement générique chez Fénelon
- Olivier Leplatre
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Fig. 3. N. Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion
(détail), 1648
Fig. 4. N. Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion
(détail), 1648
Fig. 5. N. Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion
(détail), 1648
Fig. 6. N. Poussin, Paysage avec les funérailles de Phocion
(détail), 1648
Il y trouve d’abord de quoi illustrer ses leçons et une occasion, dans le prolongement des arts de mémoire dont il suit le modèle pour ses méthodes d’instruction, de les graver profondément dans la cire mémorielle de son jeune élève. Tous les textes pédagogiques de Fénelon présentent en effet un dispositif de messages illustrés par des scènes fictives et de grands tableaux imaginaires (le Télémaque est entièrement composé ainsi), en sorte que perdurent, appuyés sur le pouvoir de l’image, les éléments du savoir dispensé. Ici, le tableau préexiste à la leçon, il fournit le support direct d’un apprentissage qui dépend de la lecture d’un tableau réel quoique recréé en son absence. Cette leçon est plurielle. Elle a trait aux techniques du peintre : le duc de Bourgogne voit la manière dont se fabrique un tableau puisque Poussin est obligé de « repeindre » les Funérailles pour Parrhasius (et avec lui). Elle concerne également, nous allons le voir, la version que le peintre livre de l’Histoire et, à travers elle, de l’existence des hommes : le dialogue est de la sorte une lecture de la lecture de l’Histoire selon Poussin dans laquelle Fénelon repère ses propres schèmes thématiques. Enfin, le précepteur tire profit de cette ekphrasis pour mettre en abîme les principes du dispositif scriptural des Dialogues des morts. Dans le tableau qu’il choisit, il fait lire l’archéologie de ses Dialogues ; il explique, au sens plein du verbe, de quel lieu les mots de ses morts peuvent naître : du fond de la peinture et à sa limite même.
Les deux tableaux de Poussin sont inspirés par Les Vies parallèles où Plutarque [12] tient le général athénien Phocion pour un modèle de parler vrai et de rigueur morale. Il le décrit comme un défenseur de la paix et de la modération, éternellement pauvre alors qu’il aurait pu être riche. Pourtant Phocion fut accusé d’avoir livré le Pirée à Nicanor et cette médisance le condamna à mort. Dans l’une des parties du diptyque qu’il tire de cette tragique histoire, Poussin décide de peindre les funérailles de Phocion (fig. 1 ) : son corps recouvert par un linceul est emporté par deux esclaves en dehors de la ville, vers Mégare, pour y être brûlé. L’autre tableau montre sa veuve recueillant les cendres.
Le destin de Phocion, à travers la représentation de Poussin, ne pouvait manquer de retenir l’attention de Fénelon pour son élève. Il entrait parfaitement dans ses intentions pédagogiques dans la mesure où il lui fournissait l’occasion de reprendre quelques-uns de ses thèmes obsédants et de rendre le duc de Bourgogne une nouvelle fois sensible à leur vérité éternelle : l’ingratitude et la folie de l’opinion, l’outrage infligé aux hommes de cœur (ceux que Plutarque lui-même nomme les « agathoi »), les périls du gouvernement, la fragilité des vies humaines et la solitude des héros.
C’est bien de cette façon déjà que Poussin semble interpréter la destinée de Phocion et chercher à la traduire à travers le rythme symbolique de son image. Dans le lointain, aux portes d’Athènes, la foule les bras levés, réduite à quelques traits de couleur, se divertit d’une fête alors qu’elle vient de juger et faire mourir Phocion (fig. 3) [13]. Sur la voie sinueuse qui démarre de la ville et emmène le cortège, le peintre a voulu répartir les images successives de la vie de Phocion, en un raccourci saisissant et déplorable (fig. 4). D’abord, parti de la droite du tableau, un cavalier vêtu de rouge enfile le chemin, comme un souvenir du héros flamboyant. Devant lui, avance péniblement un attelage de bœufs chargé de deux personnages : un couple de femmes parées de voiles. La plus proche du cavalier a encore le visage découvert, l’autre est enfouie sous les drapés. La lenteur (funéraire ?) de la voiture contredit la célérité du cheval et les deux femmes préparent la dernière figuration voilée du héros, telles des prophéties de la mort qui emporte et efface tout. Quant au berger « appuyé sur sa houlette » [14], près de ses moutons, il introduit l’image traditionnelle du gouvernement des hommes. Il n’est pas sans évoquer non plus la simplicité rustique de Phocion, son mépris de l’argent et des honneurs auxquels il préférait, selon Cornelius Nepos, son « petit champ », son « agellus » [15]. Au bout du chemin où se meuvent ainsi des sortes de fantômes de sa propre existence, Phocion est montré étendu sur le brancard des esclaves (fig. 5) : il est couvert de linges tombant autour de lui comme des lambeaux, sans cacher ses deux jambes dont la chair, aux teintes de cadavre, rime avec le visage de la femme dans le chariot. Il ne survit de l’homme d’Etat abandonné, floué, qu’une « draperie négligée et pauvre » [16] – c’est l’expression de Poussin lui-même, chez Fénelon – ; ne demeure du corps glorieux du héros qu’une chute de tissu, dernier état lamentable et dégradant de sa grandeur.
Fénelon, quant à lui, accomplit dans son texte un trajet absolument inverse, suivant en cela sans doute l’impression spontanée du spectateur devant la toile. Il remonte le chemin de peinture qu’il retrace à travers le dialogue. Il débute, au plus près de notre vision, par le site le plus saisissant du tableau, celui de la/du mort : « J’ai représenté son corps que deux esclaves emportent ». Ainsi commence la description, ou plutôt le récit descriptif du tableau : par le corps et les esclaves dont Fénelon indique le mouvement (ils « emportent » Phocion), mais que le peintre semble, quant à lui, arrêter. Les esclaves, raidis par l’effort, donnent le sentiment moins de transporter le corps drapé que de maintenir en tension le lieu spectaculaire du tableau et le livrer dans toute sa gravité au regard. Le voile travaillé pour suggérer le poids de la charge contribue lui aussi à figer l’événement et à en condenser le lieu. Dans ce premier plan, le peintre précise qu’il a voulu mettre en relief d’abord le drapé puis les deux jambes nues qui s’en échappent : « POUSSIN. On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes » [17]. Puis le cours de la parole prend à l’envers le chemin de peinture : à partir du corps « affaissé » [18] de Phocion et dans la direction d’Athènes, de scènes en scènes décrites, le vivant récupère sa forme ; il se redresse et ressuscite. Poussin signale le berger et son troupeau, puis le convoi de bœufs et enfin le cavalier dont la vitesse est indiquée par « le vent en arrière » [19].
Pour terminer ce premier moment de l’ekphrasis, avant de passer plus directement au décor, le peintre explique à son interlocuteur qui l’interroge à quoi correspond le bâtiment carré au centre exact de son tableau (fig. 6) :
C’est sans doute un tombeau de quelque citoyen, qui était mort peut-être avec moins de vertu, mais plus de fortune que Phocion [20].
Le long du chemin d’Athènes à Mégare, Fénelon revient en arrière. Du mort, il remonte vers le vivant (le berger, le cavalier…). Il finit sur le tombeau, comme pour ajouter à la légende de Phocion son enterrement et sa célébration. Cet épisode devrait succéder au transport par les esclaves ; il est précisément refusé au général en raison de son bannissement. Poussin, du moins tel que Fénelon imagine son discours, en restaure la vision presque hallucinatoire ; il relie le « tombeau de quelque citoyen » à Phocion non selon la vérité historique mais selon le fil mouvant de la logique rêveuse ; il le situe là où justement l’Histoire fait défaut. Comment comprendre cette réversion spatiale du tableau voulue par la chronologie du dialogue ? Elle affirme pour la dénoncer l’inversion des valeurs si poignante dans l’histoire de Phocion et elle rétablit la dignité, l’honneur du héros, en montrant qui il a été, ce que sa cité a oublié et comment elle aurait dû l’honorer.
La scène de Poussin, revue par Fénelon, est nettement encadrée par deux présences de la mort : le corps de Phocion et le tombeau décoré, avec non loin de lui un groupe de trois personnages dont l’un joue de la lyre. Ces signes, présents dans le tableau et soulignés par le dialogue, sont mis en corrélation, comme deux étapes de la mort (du cadavre à son ensevelissement) et aussi comme deux manières de mourir opposées : d’un côté, la fin de Phocion, misérable ; de l’autre, celle d’un citoyen inconnu et cependant célébré, et peut-être même chanté par l’homme à la lyre. Le sort du héros vertueux n’est pas digne de sa vie ; celui de l’athénien anonyme est éternisé par un monument. Le message est bien celui de l’ingratitude ou de l’aveuglement des hommes, il retient la relativité de la grandeur et sa désillusion. Ces thèmes étayent la méditation funèbre de Fénelon, tout au long des Dialogues, et le message que l’expérience du monde doit transmettre.
Le texte décrit longuement les deux esclaves qui emportent le corps de Phocion [21]. Le peintre signale que l’un est vieux (il dirige le mouvement) et l’autre jeune [22]. Il est tentant d’apercevoir dans ces deux visages la projection du précepteur et de son jeune élève et de retrouver dans leur figuration le symbole du projet des Dialogues : une réflexion accompagnée et partagée sur la mort.
Quant aux trajets, de Phocion au cavalier et de Phocion au tombeau, on peut encore les suivre selon la vieille métaphore de l’homo viator qui allégorise la condition humaine. Ils suggèreraient le dialogue de la vie et de la mort, fondant la fiction du dialogue entre les morts. Le mouvement de retour de la mort vers la vie (de Phocion vers le cavalier) rappelle d’abord comment les ombres féneloniennes des dialogues récupèrent fictivement une existence dotée de parole et de mémoire ; comment une seconde vie, par extraordinaire, leur est un temps concédée. Le mouvement symétrique de la vie vers la mort (de Phocion au tombeau), en épousant le cours ordinaire de l’existence, rappelle qu’aucun dialogue ne ramène vraiment à la vie : il en est le simulacre dans la mort même, un dernier souffle [23].
[12] Plutarque, Les Vies parallèles, Tome X, Paris, Les Belles Lettres, 1976, pp. 16-54.
[13] « Ainsi, ayant représenté dans un paysage le corps de Phocion que l’on emporte hors du pays d’Athènes comme il avait été ordonné par le peuple, on aperçoit dans le lointain, et proche de la ville, une longue procession qui sert d’embellissement au tableau et d’instruction à ceux qui voient cet ouvrage, parce que cela marque le jour de la mort de ce grand capitaine qui fut le dix-neuvième de mars, le jour auquel les chevaliers avaient accoutumé de faire une procession à l’honneur de Jupiter » (A. Félibien, Vie de Poussin [VIIIe entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes], dans Bellori, Félibien, Passeri, Sandrart, Vies de Poussin, éd. S. Germer, Paris, Macula, « La littérature artistique », 1994, p. 255).
[14] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 428.
[15] Les traductions données sont inspirées de celle de Françoise Frazier, dans la C.U.F., collection Budé. Le duc de Bourgogne avait traduit la mort de Phocion par Cornelius Népos à l’occasion d’un exercice de version latine (B.n.F., ms. fr. 2314, ff°s 328-329 ; Cornelius Nepos, Œuvres, Paris, Les Belles Lettres, 1992, pp. 120-123).
[16] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 427.
[17] Ibid., p. 428.
[18] Ibid.
[19] Ibid., p. 429.
[20] Ibid.
[21] Ibid., p. 427.
[22] Les deux personnages se reflètent aux deux bouts de la vie, tels une image de l’homme à la fois en devenir et alourdi par le fardeau de la mort.
[23] Fénelon accorde temporairement des voix d’outre-tombe à des êtres qui retombent ensuite, comme exténués, dans le silence de la mort.