L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et
dévoilement générique chez Fénelon

- Olivier Leplatre
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Fig. 1. N. Poussin, Paysage avec les funérailles
de Phocion
, 1648

Fig. 2. N. Poussin, Paysage avec les cendres de Phocion
recueillies par sa veuve
, 1648

« Moi qui fais profession des choses muettes » (Poussin) [1]

« PARRHASIUS : On ne voit donc point le mort ? » (Fénelon) [2]

« Le fond est blanc, le trait est noir. C’est encore une "ombre projetée". C’est ce que les Grecs appellent une skiagraphia (mot à mot une ombre écrite) et que Pline traduit : umbra hominis lineis circumducta » (Pascal Quignard) [3]

Entre 1692 et 1695 vraisemblablement, Fénelon compose à l’intention du duc de Bourgogne, dont il est le précepteur, un ensemble de dialogues des morts, après Lucien qui inaugura le genre et Fontenelle qui en relança l’intérêt à partir de 1680. Dans ces textes brefs, en partie destinés à l’apprentissage de la mythologie et de l’Histoire, le tout jeune élève royal est invité à méditer les désillusions, la vanité des ambitions et des espérances. Fénelon y mélange les époques et les personnages, faisant ainsi se croiser au-delà du Styx les « ombres vaines » d’Ulysse, de Confucius ou de César, de Richelieu et d’Alcibiade. Ce livre des morts, ou cette galerie de fantômes, est marqué par un pessimisme qui, dans la perspective du programme pédagogique de Fénelon, exhorte le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV et futur roi, à assécher en lui le désir du pouvoir avant de le recevoir un jour, à se déposséder de la complaisance narcissique à laquelle les hommes sont si aisément enclins et finalement à éprouver la douleur de la mort attachée à l’existence, à travers la parole funèbre et désenchantée des célèbres défunts.

Parmi ces dialogues ombreux – des nocturnes –, Fénelon en consacre deux à Poussin [4], ce « sage et savant Poussin » [5]. Dans le premier, il lui prête une conversation avec le peintre d’Ephèse Parrhasius. Le second le met en présence de Léonard de Vinci. Nous nous intéresserons exclusivement au dialogue de l’Ancien et du Moderne (Parrhasius et Poussin) ; l’autre dialogue, entre l’Italien et le Français, a fait l’objet d’une belle étude de Louis Marin reparue à l’occasion de son Sublime Poussin [6].

Parrhasius accueille Poussin qui vient tout jute d’arriver outre-tombe. La conversation débute par quelques traits sur la vanité des peintres, spécialement celle des Italiens qui s’entêtent dans de stériles différends (s’annonce ici l’autre dialogue des peintres avec Léonard de Vinci). Dans la suite de l’entretien, Poussin reconnaît sa dette envers les modèles antiques. Parrhasius apprécie cette fidélité du Français aux leçons des Anciens. Puis – et c’est là le cœur du dialogue –, intéressé par son interlocuteur que sa renommée a précédé chez les morts, Parrhasius encourage Poussin à présenter ses « ouvrages », et plus particulièrement les tableaux qu’il a composés sur Phocion. Il existe, en effet, deux toiles exécutées en 1648 et dédiées au général athénien. Mais, dans ce dialogue, un seul de ces tableaux, nommé Paysage avec les funérailles de Phocion  (fig. 1), pour choisir l’un des titres par lequel on l’a désigné plus tard, donne lieu à une description. L’autre, Paysage avec les cendres de Phocion [7] (fig. 2), n’y apparaît pas.

Parrhasius n’a jamais vu le Paysage avec les funérailles de Phocion ; tout au plus en a-t-il entendu parler, ainsi qu’il le suggère au début. Et selon lui, Phocion, ayant appris l’existence des toiles de Poussin qui le concerne, en a été réjoui. Poussin entreprend donc de présenter un tableau qui se fait jour dans l’esprit de Parrhasius uniquement sous sa forme verbale, comme la concrétion des signes d’un discours. Ce tableau, personne ne l’a sous les yeux, ni Poussin, ni Parrhasius ; et, de toute façon, chez Pluton, la nuit empêcherait de discerner quoi que ce soit :

 

Il y faut un peu trop obscur pour y exceller dans le coloris, dans la perspective, et dans la dégradation de la lumière. Un tableau fait ici-bas ne pourroit être qu’une nuit. Tout y serait ombre.

 

Poussin raconte de mémoire son œuvre. Parrhasius l’a comme devant lui pour la contempler. Simplement, les mots ont remplacé les images, passées, elles, dans l’ombre. Parrhasius n’a pas vu et il ne verra jamais le tableau de Poussin ; mais il en entend parler par celui qu’il l’a peint. En écoutant son confrère, il parvient à l’imaginer. Il suit et recompose son contenu, figure après figure, élément après élément, jalon après jalon. A partir de la traduction discursive que Poussin fait de son tableau, le créant une seconde fois quoique dans un autre langage, Parrhasius retrace mentalement l’image. Il y réussit d’autant mieux qu’il est lui-même peintre. Ainsi Parrhasius cherche à comprendre la manière de Poussin et à explorer son savoir de la peinture ; il lui demande d’expliquer chacune de ses orientations et même de justifier parfois ses audaces dont il est un juge plein d’admiration quoique exigeant :

 

PARRHASIUS : Je ne suis pas encore content. Qu’avez-vous mis derrière toute cette ville ?
POUSSIN : C’est un lointain où l’on voit des montagnes escarpées et assez sauvages.

Et, précisément, parce qu’il n’ignore rien de la peinture, connaît les techniques des contrastes et des équilibres, parce qu’il a dans l’œil les règles de composition, Parrhasius va jusqu’à guider Poussin dans sa description, en l’anticipant. Comme si lui-même, hors la logique des temporalités, se prenait au jeu anachronique de participer au tableau du peintre :

 

PARRHASIUS : N’avez-vous pas mis sur le devant quelque principal édifice ?
POUSSIN : J’y ai mis deux temples. Chacun a une grande enceinte comme il la doit avoir, où l’on distingue le corps…

 

Deux maîtres se rencontrent et conversent. Parrhasius, icône de l’histoire de l’art, accepte de se placer dans la position du disciple à qui Poussin expose son expérience de la peinture. Toutefois, le disciple en sait long sur les techniques de composition, il a le sens des formes et des couleurs. Dans une relation plus équilibrée que celle qui unit Fénelon et le duc de Bourgogne, les maîtres se comprennent ; Parrhasius a envie d’apprendre, et sans doute de concourir à la peinture du tableau dont il a entendu tant de bien. Le parcours de la visibilité s’effectue donc grâce à l’action commune d’une parole et d’une écoute, disons même d’une parole partagée. Il est continûment relancé par un interlocuteur qui prête attention à ce qu’on lui dit et contribue pleinement, par ses interventions, à la remontée du tableau au creux de la nuit des morts. Dans l’atelier de Fénelon et sous sa conduite, comme une petite académie improvisée pour l’occasion, se réunissent Poussin et Parrhasius et ensemble ils repeignent un Paysage avec les funérailles de Phocion qu’aucun musée jamais ne montrera.

La représentation de la toile de Poussin est le produit d’une description. Cette dernière revient sur le récit que narre le tableau, détaillé par Poussin et animé par l’intérêt de Parrhasius qui collabore à l’œuvre en train de se refaire. La description-récit est elle-même incluse dans un autre récit, celui de l’échange entre les peintres d’où ressort un autre tableau, qui est pourtant le même que celui peint par Poussin, c’est-à-dire en fait une certaine lecture du tableau ou une autre manière de le (re)voir [8], conjointement élaborée par Parrhasius et Poussin [9].

Du côté de Parrhasius, la description ne répète pas une œuvre qu’il a déjà vue : elle se substitue à elle, elle emplit son cadre vide (le peintre grec ne connaît le tableau que de réputation). Il n’en va sans doute pas de même du duc de Bourgogne, le vrai destinataire de cet échange selon le procédé théâtral de la double communication qui régit systématiquement les Dialogues des morts. Car le Paysage avec les funérailles de Phocion fut adressé initialement au marchand lyonnais Jacques Sérisier (ou Cérisiers), puis il aurait ensuite appartenu au premier valet de chambre du duc : Denis Moreau, grand amateur de porcelaines, de bronzes et de peintures [10]. Il n’est donc pas impossible que le prince ait pu admirer auparavant cette œuvre, éventuellement en compagnie de son précepteur (il existe un texte de Fénelon écrit à l’attention de son élève en forme de visite guidée des Titien conservés au château de Chantilly, chez le Prince de Condé [11]). Ainsi, s’agissant du duc de Bourgogne, le dialogue ne se substituerait pas à l’invisibilité d’un tableau ; il reprendrait l’événement d’un déjà-vu dont il constituerait la répétition commentée, selon les principes essentiels de la pédagogie fénelonienne : mise en ordre, encadrement signifiant de l’expérience empirique au moyen du discours et inscription durable dans l’espace mental de l’élève de façon à modeler sa culture et de là son identité.

Quoi qu’il en soit de la réalité de cette visite au tableau de Poussin, le texte du dialogue ajoute un dernier parcours qui relève de l’écriture. Il englobe les deux autres et les fait advenir l’un par l’autre (le parcours du visible par le parcours de la parole et de l’écoute).

 

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sommaire

[1] Poussin, Lettre à M. de Noyers, 20 février 1639, dans Lettres et propos sur l’art, Paris, Hermann, « Collection savoir », 1989, p. 42.
[2] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », Dialogues des morts, LII, dans Œuvres, édition de J. Le Brun, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome I, 1983, p. 428.
[3] P. Quignard, Le Sexe et l’Effroi, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p. 229.
[4] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », « Léonard de Vinci et Poussin », respectivement LII et LIII, pp. 426-437.
[5] Fénelon, Lettre à Houdar de La Motte, 22 novembre 1714, dans Correspondance, Tome XVI, texte établi par J. Orcibal, avec la collaboration de J. Le Brun et I. Noye, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1999, p. 415.
[6] L. Marin, Sublime Poussin, Paris, Seuil, « L’ordre philosophique », 1998.
[7] Le Paysage avec les cendres de Phocion recueillies par sa veuve est visible à Liverpool (The Walker Art Gallery). Dans son dialogue, Fénelon fait bien entendre par l’intermédiaire de Parrhasius qu’il connaît l’existence des deux œuvres : « On a rapporté ici à Phocion que vous aviez fait de beaux tableaux où il est représenté » (Fénelon, « Parrhasius et Poussin », Dialogues des morts, LII, éd. cit., p. 427).
[8] Et pas seulement de le regarder, fût-ce sur nouveaux frais. Car Fénelon délègue à ses personnages la mission de se ressaisir du tableau en énumérant ses détails et ses lignes de force, en s’approchant et en s’éloignant pour épuiser son volume, en découpant ses éléments avec le désir de reconstituer la circulation d’une signification globale. Tout ce dispositif textuel a pour but de drainer le visible de la toile dans le filet du signifiant textuel – filet lancé à deux, de deux lieux subjectifs, et déployé pour éclairer le travail du peintre et son résultat.
[9] A ce titre, le mode d’approche du tableau, par le récit et la description, relaie sa double appartenance générique puisque le Paysage avec les funérailles de Phocion est à la fois un paysage et un tableau d’Histoire.
[10] Le duc de Bourgogne avait fait de Denis Moreau l’un des personnages de quelques dialogues de sa composition écrits autour de 1691 et conservés aujourd’hui aux archives de Saint-Sulpice (mss 2047, 2050-52). Plusieurs hypothèses sont envisageables concernant le propriétaire du tableau et l’endroit où le duc a pu contempler l’œuvre. Sérisier possède, semble-t-il, le tableau jusqu’en 1665. En 1687, on signale La Mort de Phocion dans le cabinet parisien du collectionneur Pierre Beauchamps qui compte deux autres Poussin. Toutefois une lettre datée du 23 mars 1702 de la princesse Palatine fait état du même tableau chez Denis Moreau. Le duc de Bourgogne et Fénelon ont-ils vu l’œuvre de Poussin chez Moreau ou chez Beauchamps ? (Voir A.-M. Lecoq, La Leçon de peinture du duc de Bourgogne. Fénelon, Poussin et l’enfance perdue, Paris, Le Passage, 2003, pp. 70-72).
[11] « Sentiment sur différents tableaux », Fables et opuscules pédagogiques, dans Œuvres, Tome I, éd. cit., pp. 267-268.