L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et
dévoilement générique chez Fénelon
- Olivier Leplatre
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Le dispositif narrativo-descriptif de Fénelon et ses choix de lecture singuliers libèrent donc la signification. La remontée dans le récit du tableau, dans le sens du vent en arrière du cavalier, entraîne un remontage : le chemin reparcouru dégage des pistes de sens que Fénelon donne tout à la fois comme une lecture de la peinture et un commentaire dans cette lecture de son univers et de ses préoccupations personnelles. Cette circulation dans le tableau est l’œuvre de Poussin. Chargé de la re-présentation de sa toile, le peintre remonte lui-même au geste inaugural de la création : il refait son tableau, il le reprend, dans les directions voulues par Fénelon.
Que le peintre (re)parte du mort et que ce départ de la parole produise alors l’effet d’une résurrection de Phocion renvoie finalement au processus mené par l’ekphrasis en ce qu’elle est capable de découvrir des lectures. Fénelon oblige le regard à des retraversées ; la remontée effectuée par son texte correspond à l’opération de recomposition pratiquée par la lecture du tableau. Fénelon a l’idée de faire reprendre sa toile par le peintre de façon à ce qu’apparaissent des figures virtuellement contenues dans l’image et que soient rendues manifestes d’autres pistes d’interprétation, d’autres séries possibles, d’autres articulations, orientées par l’intention du déchiffrement et la volonté d’en tirer une leçon. On y reconnaîtra un hommage à la force du tableau, susceptible de ranimer le sens, quand il est réactualisé par d’autres contextes, revu par d’autres regards, ressaisi par d’autres gestes sensibles et intellectuels.
Sous tous ses angles, le paysage de Poussin, ou disons le paysage poussinien de Fénelon, confronte le lecteur à la rencontre avec la finitude. Dans les multiples chemins ordonnant les pans du tableau, dans toutes ses zones transitoires, à travers la rivière d’Athènes, Fénelon fait entrapercevoir des avatars du fleuve de Charon, frontière métamorphique, eau des deux bords où vie et mort s’effleurent et versent l’une dans l’autre. Dans l’économie visuelle du tableau, réorchestré par le commentaire, cet échange prend corps à travers le soulignement permanent des contrastes.
La description commence en effet par répartir le paysage en deux ensembles autour des « figures principales » : le lieu des vivants et celui des morts. D’un côté, des « saules naissants et d’autres arbrisseaux » [24] que mouille la rivière d’Athènes, l’Ilissus, ainsi que des bois sacrés et de la verdure. D’un autre côté, derrière Athènes, dans le lointain du tableau, la sévérité de l’Attique, contrée « rude et stérile » [25]. Le tableau donne forme à la pastorale et au désert sauvage, qui sont deux versants du sublime, vecteurs l’un de l’effroi travaillé par la mort et l’autre du charme entretenu par le plaisir de la vie. Le pan heureux offre alors par l’intermédiaire du paysage une figure possible du gouvernement des hommes, doux et spiritualisé. Car l’ekphrasis est également vision et presque programme politiques, conçus sur le fond d’une inquiétude de la mort et tournés vers le souci du bonheur et la paix des peuples. L’ambivalence du sublime – le Télémaque ne cessera de la conjuguer –, dégage l’idéal arcadien, qui laisse espérer la vie heureuse, en le mettant en présence de son opposé : la terre des contrées stériles, mal habitées par des hommes encore ensauvagés et incapables de faire fructifier les dons de la nature.
Le clivage du tableau, orchestré par les pans du paysage, se redouble en chacune de ses parties. Partout prolifèrent et s’échelonnent des phénomènes de clair-obscur, aménageant des séries de « contrastes » [26] :
PARRHASIUS : Il faut un contraste bien marqué dans le côté gauche.
POUSSIN : Le voici. C’est un terrain raboteux. On y voit des creux qui sont dans une ombre très forte, et des pointes de roches fort éclairées. Là se présentent aussi quelques buissons assez sauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin qui mène à un bocage sombre et épais : un ciel extrêmement clair donne encore plus de force à cette verdure sombre [27].
Ces subdivisions des processus oppositifs manifestent la scansion structurale que Fénelon dégage dans le tableau, à savoir la binarité. Elle rythme la toile dépeinte par Poussin ; elle est sans cesse accentuée dans le dialogue avec Parrhasius : l’homme et la femme qui conduisent le chariot, les deux femmes qui s’y tiennent, les « deux endroits » où perce l’Ilissus, les « deux temples » [28] sont quelques-uns de ces couples qui équilibrent l’œuvre. La composition du tableau, ou la recomposition par la description, souligne l’enjeu du dialogue : mettre en tension la vie et la mort. Elle renvoie de surcroît à la scénographie énonciative des Dialogues des morts qui repose sur le débat, sur la parole agonale. Jouant des contraintes du discours qui a toujours tendance à arpenter l’espace en le découpant, la description de Fénelon renforce les « côtés » et les plans du tableau ; elle dévoile de la sorte l’architecture duale et contrastée de Poussin pour désigner en elle le chiffre thématique et dramaturgique du texte.
Cependant, Poussin (tel que Fénelon le comprend) n’entend pas voir cet ordonnancement réduit à un système d’oppositions rigides et artificielles [29]. Les contrastes, expliquent les interlocuteurs, doivent être ressentis moins comme des affrontements de formes et de lumières que comme des phénomènes de renforcements réciproques :
PARRHASIUS : Je vois que vous savez le grand art des couleurs, qui est de fortifier l’une par son opposition avec l’autre [30].
Parrhasius loue la science des contrastes dont témoigne Poussin et qui, peut-être, le rend l’égal au moins des artistes italiens. La définition de cet art dont il est passé maître se rapproche d’un processus issu de la rhétorique et théorisé en peinture par Alberti notamment [31] : la comparatio, qui englobe à la fois le rapprochement et l’antithèse. Or cette technique, comme le rappelle Anne-Marie Lecoq [32], préside également au genre du parallèle, auquel appartient le texte source de Plutarque et qui gouverne l’art du dialogue. Le contraste comparatif est cela même que visent les dialogues des morts entre des personnalités que généralement tout oppose et qui par leur confrontation féconde donnent à penser.
Complétant sa théorie de la composition poussinienne, le texte de Fénelon développe le rôle performatif de l’action [33]. Ainsi, à propos du couple qui transporte le corps de Phocion : « Les deux attitudes sont différentes dans la même action ». Pour Parrhasius, Poussin domine cette façon si particulière d’animer le visible en relation avec la dramaturgie du récit :
Ceux qui ne savent que représenter des figures gracieuses n’ont atteint que le genre médiocre. Il faut peindre l’action et le mouvement, animer les figures, et exprimer les passions de l’âme. Je vois que vous êtes bien entré dans le goût de l’antique [34].
Par sa connaissance des possibilités de l’action, Poussin parvient, selon Fénelon, à obtenir une harmonie mobile : « J’ai évité la confusion et la symétrie », dit-il. Le peintre aménage une dialectique des formes qui exempte son tableau de toute raideur et y instille la puissance d’un mouvement – l’« action » – riche des tensions entre ses multiples éléments. Ce mot concerne à la fois la narration, soutenue par les effets de heurts dynamiques, et le théâtre, via le modèle rhétorique (l’actio). Le dialogue fénelonien, sur le plan générique, ne peut évidemment qu’adopter l’action et identifier sa propre poétique dans le travail des symétries irrégulières, recherchées par le peintre pour animer son tableau. Car sans elles, aucun échange ne serait obtenu ; sans une « action » dialogique, sans un dispositif théâtral, les entretiens des morts ne parviendraient à aucun véritable approfondissement ni aucun accouchement de la réflexion [35].
[24] Ibid., pp. 429-430.
[25] Ibid., p. 432.
[26] « PARRHASIUS : Il faut un contraste bien marqué dans le côté gauche » (Ibid., p. 428).
[27] Ibid.
[28] Ibid., p. 430.
[29] Ibid., p. 430.
[30] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 428.
[31] Alberti, De pictura [1435], Livre I, 18, trad. D. Sonnier, Paris, Allia, 2007, pp. 28-29.
[32] A.-M. Lecoq, La Leçon de peinture du duc de Bourgogne, op. cit., pp. 78-79.
[33] Fénelon, « Parrhasius et Poussin », p. 429.
[34] Ibid.
[35] Ainsi à propos du dialogue qu’il recommande, parce qu’il sert « l’amour de la vérité et le zèle du salut des peuples », Fénelon définit son dispositif en ces termes : « Ce spectacle est une espèce de combat, dont il [le lecteur] se trouve le spectateur et le juge. Telle est la force du dramatique » (Fénelon Instruction pastorale en forme de dialogues, sur le système de Jansénius, dans Œuvres complètes, Paris-Lille-Besançon, Leroux-Jouby-Gaume frères-Lefort-Outhenin-Chalande fils, 1848-1852, Tome V, pp. 226-227). En effet, dans les Dialogues des morts, les scènes de paroles libèrent le déroulement et l’avènement de vérités que chacun contribue à révéler, à travers la petite histoire singulière des rencontres. Ces dialogues sont à l’attention des vivants, en sorte qu’ils méprisent la grandeur et sachent de quelle misère est grevée la puissance, Phocion en étant le rappel cruel ; c’est de l’ombre que la vie doit savoir puiser son sens, c’est d’elle qu’elle peut, pour reprendre le terme de Parrhasius, se « fortifier ». Fénelon situe son éducation dans ce dialogue des temporalités essentielles, afin d’indiquer au futur roi la vraie perspective de la condition des hommes. Mais sans doute l’action s’articule-t-elle aussi avec la conduite pédagogique qui, chez Fénelon, est inséparable du mouvement, du cheminement et du tracé : le périple de Télémaque est ainsi une périégèse dont la forme est notamment rejouée au XVIIe siècle par les livres de galeries sur le modèle de la traduction en langue française des Images de Philostrate par Blaise de Vigenère (voir dans le présent collectif l’étude de B. Teyssandier, et également P. Dandrey, « Pictura loquens. L’"ekphrasis" poétique et la naissance du discours esthétique en France au XVIIe siècle », dans La Description de l’oeuvre d’art. Du modèle classique aux variations contemporaines, Actes du colloque organisé par Olivier Bonfait [Rome, Villa Médicis, 13-15 juin 2001], Rome, Académie de France, et Paris, Somogy, « Collection de l’histoire de l’art de l’Académie de France à Rome », 2004, pp. 93-120). L’énoncé du tableau de Poussin anime une promenade dans le tableau lui-même qui, tout en le recréant, fournit une matière à penser et à sentir. La périégèse ekphrastique, en même temps qu’elle présente pas à pas l’œuvre se reconstituant, participe d’une initiation politique, morale et esthétique au service de la paideia princière.