(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis
- Benoît Hennaut
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Parataxe et énumération sont des « tournures fréquentes dans la description d’art », souligne Laurence Brogniez, « […] visant à traduire la simultanéité des actions représentées en même temps que l’aspect discontinu, fragmenté, morcelé dont s’accompagne inévitablement la saisie de l’image » [32]. Dans le cas du spectacle vivant, elles permettent de serrer au plus près la succession rapide des images ou précisément les souvenirs de celles-ci, car le regard ne peut revenir à sa guise sur une partie préalablement négligée d’un tableau. Ces procédés introduisent par ailleurs facilement dans le texte critique une porte de créativité pour le rédacteur en termes de lexique et d’usage métaphorique. Les mots s’accumulent sans contrainte, s’associent librement afin de traduire l’expérience véhiculée par la performance théâtrale. Ces textes viennent en fait naturellement combler le souhait formulé par Barbara Gronau que je relayais en introduction : celui d’une ekphrasis rendant compte de la dimension performative d’un théâtre très organique et expérientiel.
La double composante syntaxique et lexicale touche en fait à certains moments à la notion d’évocation poétique et conduit à littérariser l’intervention des journalistes. Leur propre discours devient le lieu d’un transfert symbolique, celui de la métaphorisation [33] de leur expérience personnelle face au spectacle qu’ils relatent et tentent de reproduire :
On ne voit alors plus rien, sauf un bras qui bande ses muscles, sauf une main qui s’ouvre : et c’est alors un nuage de poussières au milieu de nulle part, une pluie d’atomes, ou des embryons de lettres jetés dans le vent. Bref, c’est la stupeur d’un premier souffle. Mais pas l’enchantement : l’engendrement de la matière a sa musique, une plainte déchirante, entre gémissements bestiaux, larmes enfantines et grognements de damnés (annexe 3).
« Imiter l’imitation, produire une connaissance, non de l’objet, mais de la fiction d’objet, de l’objectivation : l’ekphrasis, c’est de la littérature », précise Barbara Cassin [34]. Comme tout objet poétique, l’ekphrasis procède bel et bien d’une pensée iconique, dont le mode de fonctionnement s’applique particulièrement bien au type de théâtre considéré ici. L’ambition littéraire ou littérarisante de ces textes critiques est motivée par une forme de « rendu émotionnel ». « On est là, cloué, assailli par la transe des images, (…) par le souffle symbolique qui se dégage », commente Gwénola David [35]. Nous retrouvons la problématique du mode de communication trans-sémiotique et asymétrique que soulignait Nicolas Wanlin dans ce quasi transfert de responsabilité artistique, ou en tout cas dans la volonté de l’assumer. Sur base d’une réception contemplative et im-médiate (pas de traduction systématique dans un système sémiologique) qui laisse des traces d’une évaluation esthétique chez le récepteur, l’objet spectaculaire est porté à la connaissance du lecteur de la revue ou du journal par un texte aux ambitions poétiques qui doit être décodé à travers cette fois des signes linguistiques eux-mêmes porteurs et reflets de cette conduite esthétique première [36]. Dans son ambition littéraire, le texte illustre le processus de conduite esthétique qui a animé son auteur face à l’œuvre, mais non le jugement esthétique qui en découle éventuellement. S’il est communiqué, le jugement de valeur interviendra dans un autre registre textuel. A travers le transfert des métaphores et comparaisons, ou le phrasé particulier, le critique tente de restituer la progression émotionnelle dans le déroulement du spectacle en même temps que le contenu de celui-ci :
Tout est calme. La scène a la blancheur de l’innocence. Y tombent des plumes comme des flocons de neige, tandis que s’égrène une rengaine douceâtre de Luis Mariano. Apparition d’un petit personnage, tout de blanc vêtu. Un nain ? Non, un enfant, 3 ans au plus, qui sautille, bientôt rejoint par d’autres gosses (annexe 1) ;
Le décor devient gris tandis que se déploient comme dans une cathédrale les chœurs dantesques d’un oratorio de remords (annexe 1) ;
L’homme prie comme certains désespèrent de Dieu (annexe 2).
Ainsi que le rappelait Bernard Vouilloux, la relation transesthétique peut prendre une couleur particulière quand la destination du transfert est un script : « On ne doit pas seulement considérer les écrits sur la peinture ou la musique du point de vue de ce qu’ils dénotent (…) mais également du point de vue des propriétés qu’ils exemplifient ou expriment et des relations complexes qui se nouent entre les deux plans de références construits respectivement par l’objet esthétique et le texte métaesthétique » [37]. L’ekphrasis théâtrale et spectaculaire acquiert une véritable portée littéraire elle aussi quand elle parvient de la sorte à exprimer et à évoquer les mêmes propriétés esthétiques que le spectacle traité :
Retour sur la terre, la rouge - l’humaine, faite de tourbe et de sueur. Retour aux circulaires mouvements terrestres des vivants - s’ils sont encore vivants, les deux hommes qui s’avancent. Dans leur corps vivent les commencements anciens, genèses de la vie et de la mort, reçue et donnée. Dans leurs corps vibrent sûrement les mots d’Auschwitz - même s’ils ne le savent pas. Dansent maintenant dans l’arène de leur proche couronnement - l’un contre l’autre, l’un ou l’autre, seulement. Ils ne le savent pas (annexe 4).
[32] L. Brogniez, « La Place du spectateur ou les paradoxes du rêveur. Les "tableaux du rêve" (Diderot, A.-M. Garat) », dans Le Récit de rêve. Fonctions, thèmes et symboles. Colloque international organisé à l’Université de Montréal, 29-30 avril 2004, sous la direction de C. Vandendorpe, Montréal, Nota Bene, 2005, p. 286.
[33] Je parle de « métaphorisation » en prenant quelque liberté avec les conventions rhétoriques stricto sensu puisque les textes combinent volontiers métaphores et comparaisons évocatrices.
[34] B. Cassin, « L’ekphrasis : du mot au mot » (édition en ligne de notices du Robert).
[35] G. David, « Dire l’indicible », art. cit.
[36] Conduite esthétique au sens défendu par Jean-Marie Schaeffer, c’est-à-dire une relation cognitive à un objet intentionnel qui soit le support d’une (dis)satisfaction. Voir J.-M. Schaeffer, Les Célibataires de l’art : pour une esthétique sans mythes, op. cit.
[37] B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, op. cit., p. 82.