(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis
- Benoît Hennaut
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Ces quelques réflexions sont insuffisantes bien sûr, car encore faudrait-il qualifier le récit, en mesurer les gradations et la progressivité dans des textes inégaux du point de vue de leur équilibre discursif. Mais le point essentiel est d’accepter la cohabitation pourtant contre-intuitive entre le groupe « image / description » et le groupe « temps / récit » au cœur de textes dont le propos intrinsèque est justement à la fois la saisie instantanée et la coordination temporelle d’images éphémères dont le mouvement et la succession chronologique constituent le sens d’un spectacle théâtral sans paroles… Du point de vue de la qualification du discours, l’ekphrasis spectaculaire déploie un spectre intéressant allant de la description narrativisée (c’est-à-dire qui emprunte à la fois des chemins temporels et actionnels, et dépasse de loin la capture d’un paysage ou d’un portrait) au récit personnel de type onirique dont la qualification complète en matière narrative résiste cependant sur le plan d’une intrigue causale et le développement d’un sens déterminé par le critique détenteur du récit. Nous ne pouvons malheureusement nous attarder ici sur une discussion narratologique approfondie évaluant le degré de narrativité de ces textes et leur prétention au label « récit ». Nous renvoyons à notre étude d’autres textes produits autour des spectacles de Roméo Castellucci [28] ; il faut ici momentanément accepter de constater que le seul critère de la description n’est pas tenable.
Fidèle à un relatif hermétisme taxinomique, Gérard Genette soutenait que « raconter une pièce [de théâtre] n’est pas un acte narratif mais plutôt le support descriptif à un acte de commentaire » [29]. Cependant, et pour retrouver quelque empreinte du terme antique, la « rhétorique traditionnelle de l’ekphrasis (…) ne se définit pas comme s’opposant au récit ni comme excluant l’action », rappelle Nicolas Wanlin [30]. Il nous est d’ailleurs arrivé de croiser des définitions du type « an ekphrasis is a narrative description of a work of art » dans des notices anonymes postées sur wikipedia par exemple. Celles-ci n’ont certes que peu de prétention scientifique : l’objet est retors et il faut convoquer des finesses narratologiques pour circonscrire proprement ce qu’est une « description narrative ». Mais c’est un signe intéressant de l’intuition d’un locuteur voulant rendre compte du caractère hybride d’un texte. Du fait de leur objet, de leur fonction et du statut de leur auteur (critiques journalistes mus par un certain pragmatisme rhétorique lié à leur profession), ces textes naviguent constamment à la frontière des trois types de discours, descriptif, narratif et argumentatif.
Procédés textuels
Pour clore cette présentation de textes qui doivent restituer par les mots ce théâtre de la théâtralité, j’aimerais souligner quelques caractéristiques saillantes de leur écriture. Elles sont elles aussi très voisines de celles relevées pour l’ekphrasis picturale dans son usage moderne.
Sur le plan syntaxique, quatre figures ou constructions récurrentes dominent : parataxe, énumération, syntagme nominal, anaphore. Quatre procédés qui tous concourent en fait à isoler la singularité d’une perception, d’un effet, d’une image résumée.
Sac sur la tête. Cris stridents de l’enfant mort. Patte, griffe du malin. Echo insupportable de l’enfant mis à mort dans la chambre froide des enfants qui vont mourir. C’est silence. Il y a juste une voix, encore. Ce n’est plus Luis Mariano (annexe 4).
Sans forcer l’anachronisme, mais sans le craindre non plus, on serait tenté d’y voir la permanence d’un procédé détecté par Stéphane Lojkine dès la genèse de la critique d’art journalistique, c’est-à-dire Diderot et les Salons. Non sans relancer le débat sur la narrativité des textes, Lojkine met en avant le « dispositif scénique » préféré par l’ekphrasis moderne à la tradition ancienne du déroulé du sujet (support à l’enjeu panégyrique souvent inscrit dans le genre). Ce dispositif scénique correspond à une mutation des canons esthétiques propres à la deuxième moitié du XVIIIe siècle mais il est frappant de voir combien l’analyse de Stéphane Lojkine [31] décrit encore parfaitement les textes analysés ici :
[…] la description moderne fait irruption dans le texte, cassant la syntaxe, abolissant les verbes. Tout n’est plus que positions relatives, que disposition. La parataxe est l’expression verbale de la géométralité : elle restitue comme juxtaposition dans l’espace la ligne discursive que déroulait, dans l’ancien système hérité de l’ekphrasis, la narration du sujet. (…) [Car] chaque phrase porte le sceau de la révolution sémiologique qui installe la géométralité au cœur des nouveaux dispositifs de représentation, tant visuelle que textuelle. (…) La géométralité ne se substitue donc pas à cette vieille organisation symbolique (…) ; elle se superpose plutôt à elle, ajoutant au dispositif de l’image une dimension supplémentaire. La conjonction de ces deux dimensions constitue le dispositif scénique, un dispositif ancien, inventé par la Renaissance, mais qui ne devient textuellement conscient de lui-même qu’avec la révolution critique du compte rendu journalistique. (…) Cette superposition fait apparaître une troisième dimension, la dimension proprement et exclusivement visuelle du dispositif. (…) Le trajet de l’œil restitue la hiérarchie des figures ; le jeu scopique fait coïncider ordonnance géométrale et hiérarchie symbolique. En ce sens, le dispositif scénique constitue un compromis : il maintient les cadres et les structures de l’ancienne institution symbolique tout en substituant au ressort verbal traditionnel un nouveau ressort visuel : la scène est ce qui fait coexister ces deux ressorts, ces deux logiques.
Le « dispositif scénique » est évidemment inscrit au cœur de l’objet des critiques théâtrales exposées ici. L’écriture s’emploie bel et bien à en détacher les composantes symboliques et spatiales par le biais des mêmes agencements syntaxiques.
Tût-tûût ferroviaire. On rit en voyant arriver le petit train jouet, loco et wagonnet, droit sorti de Lewis Caroll. On rit moins lorsqu’il se retourne et montre l’étoile jaune cousue dans son dos. Ils jouent. Des jeux étranges, des mouvements de gymnastique, d’abord souples, puis de plus en plus raides, les bras se tendent […] (annexe 1) ;
Au commencement du monde. Deux hommes, deux frères, face à face, dans l’aridité pierreuse d’un paysage tellurique. Ils s’affrontent du regard, s’amusent, s’étreignent, se provoquent, jouent le territoire en s’échangeant un cerceau comme on tire le destin aux dés. Des loups errant arpentent la poussière rougeâtre. Le cerceau tombe en vrillant. (annexe 5).
La parataxe et la phrase nominale sont des procédés récurrents qui permettent à l’écriture de traduire la palette visuelle et émotionnelle produite par la succession des tableaux scéniques. Ils freinent la compréhension ou l’élucidation narrative de ces descriptions successives mais reproduisent leur impact, tandis que les énumérations tentent d’épouser le trajet de l’œil et le « jeu scopique », dans les termes de Stéphane Lojkine :
Panique générale, cris, hurlements. Exil Luis Mariano. (…) Une terre ocre, des pans de mur comme de la lave en fusion, deux chiens placides qui arpentent la scène (annexe 1) ;
Il y a du souffle. Douceur, calme, il semble - à moins que ce ne soit qu’une accalmie. Ou la fausse intimité d’une enfance déjà volée, prête au sacrifice des hommes (annexe 4).
[28] B. Hennaut, « Building stories around contemporary performing arts. The case of Romeo Castelluci’s Tragedia Endogonidia », art. cit.
[29] G. Genette, Métalepse, Paris, Seuil, 2004, p. 48. Il faut toutefois rendre à Genette ce qui lui appartient car il admettait au même endroit la porosité entre le discours d’une description d’œuvre et un acte critique fictionnalisé en considérant un commentateur « métaleptique ».
[30] N. Wanlin, Aloysius Bertrand, le sens du pittoresque, op. cit., p. 12.
[31] S. Lojkine, « Les Salons de Diderot, de l’ekphrasis au journal : genèse de la critique d’art », art. cit.