(D)écrire la représentation. Quand le spectacle
postdramatique force à l’ekphrasis
- Benoît Hennaut
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Quand le premier énumère les différentes problématiques relatives à l’usage de la notion [7], on retrouve sans difficulté quelques caractéristiques logées au cœur des textes traités ici. Il y a bien décalage temporel entre l’œuvre et le texte (anachronisme, non pas du concept critique, mais de la réception de l’œuvre et de l’interprétation de la réception de l’œuvre, avec la prudence interprétative que cela impose [8] quand on lit de plus aujourd’hui ces textes comme la seule archive disponible du spectacle) ; une communication trans-sémiotique pose des problèmes quant au statut du lecteur face à l’œuvre évoquée par un descripteur qui a « vécu » et non lu le spectacle ; le caractère « innommable » proposé par Nicolas Wanlin est présent dans beaucoup des commentaires rencontrés, et on ne compte pas les « indicible », « inracontable », « indescriptible » semés au gré des critiques des spectacles de Romeo Castellucci, avec cette même fonction d’emphase quant à l’objet et à son commentaire telle qu’elle est décrite par Nicolas Wanlin [9]. Les dimensions axiologique (transfert de valeurs de l’œuvre au texte et jugement de valeur du commentaire), métalinguistique (finesse et donc pouvoir du verbe dans la description et la narration d’un état ressenti face à l’image), et mimétique (quid d’une théorie de la représentation qui prenne en charge aussi bien la critique littéraire que l’objet visuel, et spectaculaire dans ce cas ?) sont tout autant questionnables dans les exemples de notre corpus. Cet article conçu en « éclaireur » d’un sentier non défriché ne peut toutefois se donner l’espace d’un commentaire approfondi et illustré de chaque élément.
Une dernière question soulevée par Nicolas Wanlin, celle du statut pragmatique d’un texte ekphrastique (quelle est la destination du texte au regard de la destination de l’œuvre ?) renvoie à l’opinion qu’il formule dans une autre étude [10]. Soulignant combien l’ekphrasis antique était un moyen destiné à supporter un discours et un argumentaire, il met en lumière la valeur de résultat que prirent le commentaire critique et la description d’une œuvre à l’ère moderne, en tant que textes à visée poétique ou esthétique. Il s’interroge ainsi sur la valeur heuristique que peut garder à l’époque moderne l’effort discursif qu’est l’enargeia, cette formidable revitalisation par les mots d’une expérience visuelle.
Nos ekphrasis spectaculaires ont une double fonction heuristique. Au présent de leur écriture, elles fonctionnement comme la transmission d’une expérience dont la critique veut rendre compte dans les termes et l’ambition d’une réelle action journalistique. A cette occasion, les auteurs constituent discursivement un objet spectaculaire qui doit impérativement passer par cette étape de reconstruction textuelle avant de devenir un sujet de reportage et de commentaire, ainsi que je l’avançais plus haut. A cet égard, l’autonomie des textes n’est pas nécessairement évidente, en tout cas dans les exemples 1 à 3 présentés en annexe, parties « illustratives » d’un commentaire critique (nous reviendrons sur la portée littéraire du 4 et du 5, plus autonomes). Deuxièmement, et même s’ils sont pareillement nourris par quelques notes de salle ou un dossier fourni par la compagnie (on peut en pister les traces en lecture comparée) [11], les textes analysés sont le fruit de subjectivités personnelles qui constituent autant d’archives permettant une reconstitution « posthume » du spectacle et de sa réception. Voyons dans nos exemples la même scène de l’ouverture de Genesi vue par le regard des différents critiques :
Un tissu de gaze noir comme une voilette de deuil obture le devant de la scène. On distingue au fond la façade sévère d’un immeuble de société savante, à Paris, au début du siècle. Trois hommes en redingote et hauts-de-forme tiennent un conseil silencieux. Une petite femme courbée s’approche et entraine l’un d’entre eux vers une table de laboratoire : "Mme Marie Curie va vous monter ce qu’elle a découvert". Une barre de radium projette soudain son éclat irradiant. L’homme lui fait face et entame, amplifié par une chambre d’écho, un terrifiant Kaddish, la prière juive des morts, tandis que ses mains, comme de souples marionnettes, dansent un ballet funèbre (annexe 1) ;
Marie Curie est avec trois hommes, devant une façade grise, nocturne. Elle leur dit : "Je vais vous montrer ce que je viens de découvrir". Au loin, une lumière apparaît, qui enfle et devient irradiante quand un des hommes s’en approche. Aussitôt, presque d’instinct, l’homme se met à prier au-dessus d’un livre ouvert sur la table de la découverte. Il est longiligne et maigre, tout de noir vêtu (annexe 2) ;
Dans l’obscurité de la salle, tout commence par un brouhaha. Et voici qu’une façade se dresse dans la pénombre : un homme, chapeau claque et redingote noire, psalmodie, puis prêche dans le désert, penché sur un texte sacré (annexe 3) ;
Nous sommes à Vienne, au cœur de l’Europe civilisée, dans les salons de l’Académie des sciences. Marie Curie vient de découvrir la radio-activité. L’art des savants manipulateurs qui jouent de la matière comme on joue sa vie sur un coup de pistolet. Lucifer est là, vêtements d’apparat et chapeau haut de forme, le premier à venir lui rendre hommage (annexe 4) ;
Des bruit de pas résonnent comme dans un hall de marbre. Un immeuble début de siècle surgit de la pénombre. Trois hommes en redingote et hauts-de-forme appartenant sans doute à quelque société savante tiennent un conseil secret. Une femme les attire vers une paillasse de laboratoire… Soudain, un éclat fulgurant déchire l’atmosphère feutrée du conciliabule : Marie Curie a découvert les propriétés infernales du radium. Un homme d’une maigreur monstrueuse commence à psalmodier un kaddish, prière juive des morts (annexe 5).
Procédant par globalisation et lectures parallèles, le lecteur archéologue qui reçoit ces textes se mue en Mary Shelley du spectacle vivant. Il reconstitue en aval et bout à bout le portrait et le déroulement d’un événement qui n’est plus et auquel il n’aura plus accès. Ainsi qu’on l’a dit, le spectacle n’existe pleinement que dans sa réalisation spectaculaire concrète. Avec un décalage temporel même limité à une grosse dizaine d’années comme dans ce cas, ces textes fonctionnent comme une trace poétologique et dramaturgique d’archive ; comme l’ekphrasis picturale, ils sont aussi la trace de la réception contextuelle d’une lecture de l’œuvre à son époque de production.
Bernard Vouilloux achève de nous convaincre quant à la parenté générique de ces textes [12], quand il situe tout simplement l’ekphrasis parmi les produits d’une relation transeshétique dont le résultat est un script [13]. Nos critiques de théâtre et journalistes produisent bien eux aussi la traduction discursive d’un objet non verbal, dans laquelle la verbalisation s’attache à tout ce qui tient lieu d’esquisse dans un « tableau » (terme qui n’est pas réservé à l’image fixe et qui fut d’ailleurs introduit dès le XVIIIe siècle pour qualifier certains passages de portée essentiellement visuelle et iconique sur une scène de théâtre, soit dit en passant chez Bernard Vouilloux toujours). En tant que méta-discours, Bernard Vouilloux envisage sans peine le commentaire théâtral à proximité immédiate de l’ekphrasis quand il s’agit pour une traduction discursive de retenir l’identité purement opérale d’une œuvre à partition, ou, en tant que critique, de « verbaliser (…) ce qui est seulement perceptible à l’exécution » [14].
[7] N. Wanlin, « Ekphrasis, problématiques majeures de la notion », Fabula
[8] Dans ce cas, on dirait que l’impact des spectacles de Romeo Castellucci en 2012 ne fait plus figure de météorite comme en 1999. Et si on pense aux polémiques récentes et idiotes qui ont agité la réception de son travail, elles sont bien lointaines pour ne pas dire vides de toute préoccupation dramaturgique. La critique est aujourd’hui plus rompue à ce genre de mise en scène et se fait certainement moins emphatique dans son compte-rendu et la transmission de son ressenti à travers un texte qui touche pour certains exemples traités ici à l’intime de leur propre perception. Voir ci-dessous.
[9] Dans les exemples mêmes de cet article cités en annexe, le titre du texte de Gwénola David : « Dire l’indicible ».
[10] N. Wanlin, Aloysius Bertrand, le sens du pittoresque, Presses Universitaires de Rennes, 2010. En particulier dans l’introduction.
[11] Voire pourquoi pas inspirés l’un de l’autre. Voir à ce titre l’extrait cité ici de l’annexe 5, publié plusieurs mois après le texte de l’annexe 1. Le rythme de la syntaxe et des images retenues présente des parallélismes singuliers.
[12] B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, Paris, L’Eclat, 1997, pp. 79-82.
[13] Dans les termes de Nelson Goodman, qui inspirent Bernard Vouilloux, un script est l’alignement de caractères notationnels, souvent du langage verbal, mais pas dans un système notationnel (ce qui est le cas d’une partition, code musical ou chorégraphique par exemple, qui permet l’aller-retour sans erreur possible entre l’œuvre et la notation, dans les deux sens). La triade de Goodman est complétée comme on le sait par l’esquisse, terme qui désigne le fonctionnement sémantique et syntaxique d’une image ou d’un visuel. Voir N. Goodman, Langages de l’art, Nîmes, Chambon, 1990. Dans une version plus synthétique et plus facilement accessible en première lecture : N. Goodman, « When is art », dans Philosophie analytique et esthétique, édité par D. Lories, Paris, Méridien Klincksieck, 1988, pp. 199-210.
[14] B. Vouilloux, Langages de l’art et relations transesthétiques, op. cit., p. 79.