Cet aperçu selectif de la richesse de la littérature michelangelesque à l’époque décadente, suffit à démontrer l’intérêt des écrivains pour la beauté statuaire de l’œuvre de Buonarroti et à faire apparaître les liens complexes qui se tissent entre l’objet d’art et sa transposition littéraire. Néanmoins, en guise de conclusion, il nous semble intéressant d’attirer également l’attention sur le cas de figure inverse, c’est-à-dire sur les textes d’artistes, qui, parfois, cherchent eux-mêmes à devenir poètes, et transforment leur admiration pour Michel-Ange en production littéraire. En effet, les artistes se livrent souvent à des formidables descriptions littéraires des statues de Michel-Ange, révélant une volonté de se mesurer à son œuvre par des voies autres que celles de la confrontation plastique ou esthétique. Après tout, dans les cénacles idéalistes et symbolistes de la fin du XIXe siècle, les textes de Walter Pater, de D’Annunzio, de Barrès circulent amplement. Ces textes ont sans doute un impact sur les artistes qui fréquentent ces cercles et milieux. Le cas d’Emile Bernard, dont l’œuvre connaît un tournant michelangelesque et anti-moderne à partir de la fin des années 1890, est emblématique [30]. Alors que l’influence de Michel-Ange émerge des œuvres que l’artiste commence à réaliser à partir de ce moment, Bernard s’essaie aussi au commentaire poétique, et il publie de nombreux textes littéraires dediés aux statues de l’artiste de la Renaissance dans la Rénovation esthétique, revue qu’il dirige à partir de 1905. On y lit des poèmes consacrés par exemple aux statues de la chapelle des Médicis. L’artiste imagine un dialogue avec ces statues, qui s’animent pour lui raconter leur deuil et leur souffrance. Dans l’un de ces poèmes, la Nuit murmure : « je dors pour délaisser la Vie » [31] ; le Jour dit : « Pour soutenir l’effort de mon œuvre divine, / Mes muscles ont gonflé mon torse et mon échine ; / Exténué, je dois me coucher un instant » [32] ; l’Aurore en revanche affirme « désespérément sanglotant mes alarmes, / j’ouvre mes yeux dans les cieux endormis, / Et je fais ma rosée avec toutes mes larmes » [33] ; et enfin le Crépuscule soupire : « Il est tard. Je m’accoude à ces socles funèbres, / Prêt à rouler mon corps au linceul des ténèbres » [34].
Toujours dans les pages de la Rénovation esthétique – revue qui, par ailleurs, contribue à diffuser les textes de D’Annunzio, de Walter Pater, de Barrès, d’Elémir Bourges – on retrouve aussi un texte étonnant de l’artiste symboliste Armand Point. Ami de Bernard, ce dernier se tourne également vers la leçon esthétique de Michel-Ange au début du XXe siècle, après une phase créative plutôt inspirée par les Primitifs et les Préraphaélites. Ses goûts esthétiques se tournent davantage vers Michel-Ange alors qu’il se rend en Italie à l’occasion d’un deuxième voyage, en 1897 [35]. Il est accompagné de l’écrivain symboliste Elémir Bourges, qui considère Michel-Ange comme le prototype du génie sublime et prométhéen et qui s’en inspire pour son roman La Nef [36]. Le voyage d’Armand Point et d’Elimir Bourges s’avère être un moment d’extase face aux figures de la Sixtine à Rome, et aux statues de la chapelle des Médicis à Florence [37]. Les traces de cette admiration pour les œuvres florentines de Michel-Ange se retrouvent dans l’un des articles qu’Armand Point publie en 1906 dans la Rénovation esthétique, au titre emblématique : « L’Education d’un artiste au XIVe, XVe et XVIe siècles » [38]. Armand Point consacre de nombreuses pages au dialogue imaginaire d’un artiste contemporain avec les statues de l’Aurore et de La Nuit, qui s’animent pour indiquer aux nouveaux artistes la véritable voie de l’art à suivre, c’est-à-dire l’exemple des anciens. L’artiste raconte ainsi une sorte de rêve éveillé, où il imagine la Nuit et l’Aurore s’éveiller et lui raconter leurs peines, et, surtout, parler aux artistes de son temps, pour leur indiquer le droit chemin, pour leur conseiller de revenir vers l’exemple sacré et inégalable des maîtres anciens, seuls véritables détenteurs de la vérité en art :
Moi l’Aurore si belle, si jeune, si pleine de tous les espoirs de la vie, avec la pomme de mes seins qui se tendent au plaisir, mon ventre rond et palpitant tout frémissant du mystère, mes cuisses souples, tremblantes, de toutes les voluptés, je renverse avec douleur ma tête sur mes épaules, car mes désirs seront incompris des hommes. (…) Et moi la Nuit avec mon corps flétri par les lassitudes sans nombre, avec mes seins meurtris par la bouche froide des désespoirs, avec mes belles cuisses vierges de voluptés inconnues, je dors pour fuir l’apparence de la vie. Je ne veux plus voir le troupeau ridicule des fantômes qui s’agitent sur terre. (…) Ainsi parleraient les deux gardiennes du seuil de l’avenir et du passé. Elles parleraient ainsi et beaucoup d’autres paroles sortiraient de leurs lèvres si leurs confidences pouvaient s’entendre de nos jours [39].
Cette production, qui montre les liens poreux entre l’art et la critique, entre la littérature et la création plastique, révèle un monde culturel profondement marqué par la figure de Michel-Ange et par la place symbolique qu’acquiert son œuvre sculpté. Ce riche corpus de textes confirme avec la tradition un rapport de continuité spirituelle et de synchronie qui dépasse les barrières des époques et des siècles. L’art de la Renaissance n’est pas perçu comme un moment historique révolu, mais comme un évènement subjectif et suggestif de l’esprit qui agit sur la création contemporaine. La fascination pour l’œuvre sculpté de Michel-Ange, et pour certains éléments – tout particulièrement l’inachevement, la vie intime et rêvé de la pierre, l’image de la statue qui s’anime, la valeur idéologique et symbolique de ses modèles – se trouve sans cesse alimentée par la parole écrite. On assiste à une précise construction littéraire de la Renaissance en tant que modèle vivant, extrait du flux temporel, qui peut être prolongée, recréée dans le présent pour poursuivre un dialogue fécond avec l’époque moderne.
[30] Sur la carrière et les positions esthétiques d’Emile Bernard après la phase synthétiste nous renvoyons surtout à N. McWilliam, « Au-delà de Pont-Aven : à la poursuite d’Emile Bernard », dans Emile Bernard. Au-delà de Pont-Aven catalogue d’exposition, sous la direction de N. McWilliam, Paris, Institut national d’histoire de l’art, Galerie Colbert, 2012 (en ligne. Consulté le 15 septembre 2024). Voir aussi L. Karp Lugo, « Du Synthétisme à l’arrière-garde : le parcours d’Emile Bernard », dans ibid. (en ligne. Consulté le 15 septembre 2024).
[31] E. Bernard, « Pour Michel-Ange », Italia Mater, sonnets. Gênes, Pise, Rome, Sienne, Florence, Mantoue, Vérone, Vicence, Venise, 1922, p. 53 et suivantes. Le recueil ressemble des sonnets écrits à différentes époques de la vie de l’artiste. Le poème « Michel-Ange », par exemple, est daté de 1887 ce qui révèle un intérêt précoce pour son œuvre.
[32] Ibid.
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Nous renvoyons à la thèse de R. Doré, « Armand Point et son Œuvre (1861-1932) », thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction d’Eric Darragon, 2007, ainsi qu’à R. Doré, Armand Point (1861-1932). De l’orientalisme au symbolisme, Paris, 2010. Voir également C. Sciortino, « Armand Point’s Eternal Chimera and Saint Cecilia: a French Quattrocento Symbolist Aesthetic », Symbolism, Its Origins and Consequences, Op. cit. , pp. 59-93.
[36] E. Bourges, La Nef, Paris, 1904.
[37] Armand Point racontera personnellement les souvenirs de ce voyage en compagnie de Bourges, voir R. Doré, Armand Point…, Op. cit., pp. 69-70.
[38] A. Point, « L’éducation d’un artiste aux XIVe, XVe et XVIe siècles », La Rénovation esthétique, t. II, n° 1, février 1906, pp. 171-175.
[39] Ibid.