Michel-Ange sculpté par les mots :
les statues de l’artiste dans la littérature
artistique à la fin du XIXe siècle

- Sara Vitacca
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 3. Chambre de la Zambracca, Gardone Riviera,
Prioria del Vittoriale

Fig. 4. A. Sartorio, « La Notte », 1893

La statue de l’Aurore fait par ailleurs l’objet d’un culte artistique à part entière chez D’Annunzio, qui en collectionne les calques et les reproductions (fig. 3), sous divers formes et formats. Dans ses écrits tardifs, marqués par un nationalisme exacerbé, la sculpture de Michel-Ange finit même par se transformer en un symbole patriotique et militaire, selon une interprétation sans doute influencée par la lecture des poèmes d’Algernon Charles Swinburne, qui avait consacré également des vers admiratifs aux statues de la chapelle des Médicis [21]. La référence à l’Aurore chez D’Annunzio n’est pourtant jamais séparée d’une appréciation purement plastique de la matière et de la forme. Le poète recompose dans le texte la dichotomie entre idéalité et sensualité charnelle qui traverse l’œuvre de Michel-Ange et qui se manifeste dans la tridimensionnalité du corps sculpté :

 

L’Aurore est une masse de sensualité tragique et insatiable. Elle paraît taillée dans la conjonction primitive des sexes enchainés et des discordes. Il faut que je la revoie, que je la contemple, que je médite, que je m’éternise devant elle comme devant cette colline parfumée [22].

 

D’Annunzio évite ainsi le conflit qui ferait de la matérialité de la sculpture un obstacle à son élévation au rang de cosa mentale. Le poète, en véritable constructeur d’images, n’a pas besoin de dissoudre la nature concrète de l’objet sculptural, mais il cherche plutôt un rapport de connexion empathique avec celui-ci. Ainsi, la statue ne se limite pas à suggérer les profondeurs oniriques ou le souffle de la vie comme chez Gautier ou Pater : elle va jusqu’à s’animer de la projection même du moi de l’auteur dans la matière. La sculpture de Michel-Ange est ainsi reconstituée par la subjectivité de l’auteur, elle est nouvellement ébauchée par le texte.

Dans d’autres passages, D’Annunzio fait des statues de Michel-Ange des miroirs et des simulacres qui réflètent ses propres angoisses psychiques ou physiques, des prolongations de son moi. Par exemple, dans le poème « La Statue », paru pour la première fois en 1893 dans l’Illustrazione italiana, accompagné d’un dessin de l’artiste Aristide Sartorio d’après la Nuit de Michel-Ange (fig. 4), D’Annunzio évoque la « titanesque » Nuit, fille de Michel-Ange, paraphrasant ainsi les vers de « L’Idéal » de Baudelaire [23]. Il se perd ensuite dans la contemplation. Un sonnet commence par le quatrain suivant : « Les statues solitaires où, dans le visage marmoréen, parfois, quand je pensais, j’ai vu ma propre pensée, et parfois mon véritable rêve recueilli dans les yeux inertes [sic] » [24]. Ailleurs, le poète associe sa propre douleur physique à la souffrance des Esclaves de Michel-Ange, comme pour se présenter lui-même en tant que création de génie, sculpture vivante taillée et ciselée dans la pierre, ainsi qu’il le dit dans un autre passage :

 

Le spasme de mon humérus comprimé m’évoque les Esclaves et il les rend ici présents et impatients, comme si en ce moment-même, le dernier coup du ciseau divin enlevait une étincelle et un éclat de marbre du bloc brut [25].

 

Ce goût pour Michel-Ange et pour la récréation littéraire et artistique de l’œuvre d’art du passé, alimenté par la formidable aura de Gabriele D’Annunzio, retentit amplement dans la littérature artistique italienne de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Dans un grand nombre de textes littéraires de l’époque, on reconnaît un même langage, une même façon de décrire Michel-Ange comme un sculpteur de mondes surhumains et de visions titanesques, comme un tailleur de montagnes et de colosses, capable de rendre vivante une humanité de pierre à la nature divine. On peut citer le cas du critique d’art Angelo Conti, ami proche de D’Annunzio et fervent promoteur de la littérature anglaise ainsi que de l’œuvre de Walter Pater en Italie [26]. Conti s’essaie également à la critique créatrice et à la reconstruction poétique des œuvres d’art de la Renaissance. L’œuvre de Michel-Ange est l’un de ses sujets de prédilection. Dans un article paru en 1907 dans la revue Il Marzocco, il se livre par exemple à un récit imaginaire qui reconstruit le processus créatif des esclaves michelangelesques :

 

Michel-Ange aperçut, à l’intérieur d’un grand rocher penché sur la mer, le roi de la montagne, et il rêva de le découvrir, de le faire resplendir, de le créer tel un nouveau colosse de Rhodes, d’en faire une beauté pour les marins. Cette familiarité de l’artiste avec les rochers, cette unité de rythme entre son coeur et la vie du marbre, éveilla en lui une telle conscience de la matière sculpturale et de ses aspirations, que ses coups de marteau sur la pierre étaient une continuation de la force même qui habite les choses. C’est la raison pour laquelle les figures ébauchées de Michel-Ange ont une telle extraordinaire puissance suggestive : celui qui le contemple ressent une proximité entre le génie et la volonté de la nature. Regardez le saint Matthieu dans la cour de l’Accademia (…) là où le voile qui cache la figure est plus épais, un espace infini s’ouvre à notre imagination [27].

 

La confrontation des textes de D’Annunzio avec ceux de Maurice Barrès fait également émerger des liens d’intertextualité particulièrement étroits lorsqu’il s’agit de décrire l’œuvre sculpté de Michel-Ange. Chez Barrès comme chez D’Annunzio, l’artiste de la Renaissance vient catalyser des aspirations et des positions idéologiques importantes. On trouve un exemple intéressant de commentaire de ses œuvres dans Du sang, de la volupté, de la mort, un texte de jeunesse écrit en 1894, à l’époque où Barrès est encore « l’un des esthètes décadents que l’on rencontre dans les salons et les romans de l’époque » [28], comme le rappelle Jean-Michel Wittmann. L’écrivain y raconte son pèlerinage en Italie, qui l’a amené à la découverte des musées de Milan, de Parme, de Pise, de Sienne et, finalement, de Florence. La méditation esthétique sur les chefs-d’œuvre italiens éveille ainsi sa sensibilité littéraire. La quête de personnalités marquantes et d’âmes puissantes porte Barrès à contester l’engouement pour les peintres primitifs. Chez ceux-ci, dit-il, on trouve des types mais pas des individus, des suggestions mais pas des affirmations de force et de volonté. Cette position se fait explicite dans le chapitre emblématique : « L’évolution de l’individu dans les musées de Toscane », accompagné du sous-titre caractéristique « Hommage de soumission à l’héroïque Michel-Ange », car Barrès considère justement que l’œuvre de Michel-Ange est celle qui incarne au mieux le principe d’un dépassement du soi. On retrouve très clairement chez Barrès une tentative de réinterprétation subjective de la sculpture de Buonarroti, qui transforme l’œuvre d’art du passé en vecteur d’aspirations idéologiques et esthétiques profondement actuelles à la fin du XIXe siècle. La construction romantique de Michel-Ange est en effet exacerbée, frôlant les thèmes de la volonté de puissance et de l’aspiration à une création surhumaine, tandis que l’image du sculpteur fournit un modèle pour imaginer le créateur idéal. L’artiste total, selon Barrès, est en effet celui capable de se sculpter soi-même et de bâtir un nouvel univers, d’où il pourra dominer le monde par la force de sa volonté créatrice :

 

Ces êtres-ci se conquièrent, s’arrachent de leur bloc de marbre. S’ils nous parurent tout d’abord méditer, s’ils sont en effet repliés sur eux-mêmes, c’est pour distinguer en leur conscience les êtres qui s’y sont obscurément formés, et pour se réaliser dessus. Ils veulent devenir. (…) Mais pour être son propre sculpteur, pour réaliser consciemment les modifications auxquelles un inconscient travail pourrait dans la suite des siècles, hausser la race, pour mettre dans le présent tous les possibles qui sourdent en nous, quel terrible effort ! (…) Michel-Ange a dressé devant nous une humanité qui se veut arracher du marbre, s’individualiser en beauté (…) en un mot recréer l’univers [29].

 

>suite
retour<
sommaire

[21] Dans le poème « A San Lorenzo », publié dans le recueil de 1871 Songs before Sunrise, Charles Algernon Swinburne propose une interprétation patriotique des sculptures de la chapelle des Médicis, symboles d’une aspiration au réveil national. Un écho de ce poème, voire un plagiat, se retrouve clairement dans les écrits patriotiques de D’Annunzio, et notamment dans le discours prononcé par le poète lors de l’inauguration du Monumento ai Mille di Quarto, en 1915, sculpté par Eugenio Baroni et chargé d’un michelangelisme expressif. Voir notamment G. D’Annunzio, « La Sagra dei mille », Parole dette al popolo di Genova nella sera delritorno (4 mai 1915), dans Prose di ricerca, Milan, Mondadori, 2005, t. I, pp. 12-14.
[22] G. D’Annunzio, Le Faville del Maglio, tome I, Milano, Treves, 1924, p. 605 [traduction de l’autrice].
[23] Ch. Baudelaire, « L’Idéal », dans Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1975, t. I, XVIII, p. 22.
[24] G. D’Annunzio, « Hortus Larvarum – La Statue », Poésies, 1878-1893, traduction de G. Hérelle, Paris, Calmann-Lévy, 1912, p. 356. L’italien est en vers mesurés, la traduction française en vers libres.
[25] G. D’Annunzio, Il libro ascetico della Giovine Italia, Milano, L’Olivetana, p. 507 [traduction de l’autrice].
[26] Sur la place de Angelo Conti dans le panorama de la critique artistique de la fin du XIXe siècle en Italie voir R. Ricorda, Dalla parte di Ariele. Angelo Conti nella cultura di fine secolo, Rome, Bulzoni, 1993 ; L. Romani, Il Tempo dell’anima. Angelo Conti nella cultura italiana tra Otto e Novecento, Rome, Studium, 1998 et A. Mazzanti, « Angelo Conti as the Ruskin and Pater of Italy », dans Symbolism, Its Origins and Consequences, sous la direction de R. Neginsky, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2010, pp. 481-530.
[27] A. Conti, « In gloria di Michelangelo. Gli Schiavi illustri », Il Marzocco, 17 février 1907, pp. 1-2 [traduction de l’autrice].
[28] J.-M. Wittmann, « Préface », dans Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort, Paris, 2011, [1894], p. 3. Sur les années de jeunesse de Barrès et ses liens avec les milieux symbolistes voir F.-R. Martin, « De l’hypnose à la critique émotionnelle. Bernheim, Barrès et Wyzewa dans les années 1880 », dans Regards des critiques d’art. Autour de Roger Marx (1859-1913), sous la direction de Catherine Méneux, Rennes, 2009, pp. 65-79. Voir aussi V. Rambaud, « Maurice Barrès : un amateur d’art “amateur d’âmes” », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 2, avril 2011, pp. 357-367.
[29] Ibid., pp. 266-267.