Lafenestre installe ainsi une confrontation directe entre le geste du sculpteur et l’action de l’écrivain. Derrière la célébration de Michel-Ange, on devine en effet la volonté de comparer l’art du statuaire qui taille le marbre pour faire sortir une idée cachée dans la nature, à celui de l’écrivain qui, par la force de la parole, donne forme à sa pensée. Cette analogie était par ailleurs déjà explicitée dans le poème « L’Art », paru dans Emaux et camées, où Théophile Gautier énonce les principes du futur Parnasse, et adresse ses conseils à celui qui se confronte à la parole littéraire. Tel un sculpteur, il doit approcher son idée pour lui donner la vie sous la forme d’une parole longuement travaillée : « Sculpte, lime, cisèle ; / Que ton rêve flottant / Se scelle / Dans le bloc résistant ! » [10]
L’engouement suscité par Michel-Ange, qui semble fournir un paradigme pour penser le geste poétique, s’explique aussi par la capacité des œuvres de l’artiste à jouer avec l’imagination du spectateur et à lui ouvrir les portes d’un monde intime et invisible. En effet, le principal reproche adressé à la statuaire vers le milieu du XIXe siècle est celui de ne pas stimuler l’imagination, de ne pas suggérer les affections de l’âme au même titre que la peinture. Pour reprendre la critique portée par Baudelaire au Salon de 1846, la sculpture, en raison de sa nature trop matérielle, est accusée de ne pas exprimer ce « mystère singulier qui ne se touche pas avec les doigts » [11], qui caractérise la peinture. Pour cette même raison, au début du XIXe siècle, la sculpture de Michel-Ange n’a pas les faveurs de la critique, qui lui préfère son œuvre peint. Ses modèles sculptés relèveraient d’un art anti-lyrique, anti-musical, marqué par un pur matérialisme musculaire qui exclut toute projection spirituelle du spectateur dans l’œuvre.
A partir du milieu du XIXe siècle, cette vision de la sculpture, et tout particulièrement de la sculpture de Michel-Ange, se transforme progressivement. Alex Potts, dans son ouvrage The Sculptural Imagination [12], remarque que Walter Pater apporte une contribution importante à cette mutation du goût. Le critique anglais, familier des écrits de Gautier et de Baudelaire, défend l’idée que la sculpture constitue un art capable de rivaliser avec la peinture en termes de capacité d’évocation imaginative. Il reprend notamment cette position dans son article de 1871 « La Poésie de Michel-Ange » [13], ensuite intégré à son célèbre ouvrage Essai sur l’art et la Renaissance [14], paru en 1873. Dans son texte, Pater définit Michel-Ange comme « le maître de la pierre vivante » [15] : un artiste moderne capable d’infuser à ses statues une « suggestion de vie pénétrante » [16], animant la matière morte à travers un jeu délicat d’ombres, de lumières et de formes à demi-émergées de la roche. Les sculptures de Michel-Ange qui ornent la chapelle des Médicis dans l’Eglise de Saint-Laurent à Florence en fourniraient l’exemple le plus évident. Dans sa description des statues de la Nuit et de l’Aurore, Pater emploie en effet un vocabulaire propre à la critique picturale. De plus, l’écrivain associe les sculptures de Michel-Ange au caractère indéfini de la musique, ce qui confère de fait à la statuaire la même capacité de lyrisme que la peinture :
Les statues, concentrent et expriment, moins de façon claire que par petites touches, par suggestions musicales, tous ces vagues caprices, ces inquiétudes, ces pressentiments mouvants et complexes qui se précisent et s’évanouissent tour à tour chaque fois que nous essayons de réfléchir avec sincérité à la condition et au cadre qui attendent l’âme quand elle a quitté le corps [17].
Avec Pater, on est confrontés en outre à une démarche qui vise non seulement à traduire l’œuvre visuelle à travers le commentaire textuel, mais aussi, et surtout, à la continuer et à la compléter par la suggestion littéraire. Cette volonté des écrivains de rivaliser avec la création artistique caractérise plus généralement les tendances de la littérature de la fin du XIXe siècle, et se retrouve également du côté de Gabriele D’Annunzio, figure de proue du panorama décadent européen, lecteur attentif de Théophile Gautier et de Walter Pater, et comme ces derniers profondement séduit par l’œuvre de Michel-Ange [18].
En effet, comme Walter Pater, D’Annunzio défend l’idée que le critique doit aussi être un artiste. Dans ses textes l’objet d’art devient alors la matière première d’une création originale. Les œuvres de Buonarroti, souvent citées, décrites et mises en scène dans ses romans ou dans ses poèmes, sont mises entièrement au service de son imagination littéraire. Les statues de l’artiste, qui habitent par ailleurs les maisons du poète sous la forme de moulages et de reproductions photographiques, présences vivantes qui simulent un lien intime avec le maître de la Renaissance (fig. 2), occupent une place de choix dans cette production. D’une part, cet intérêt s’explique par l’attention portée par D’Annunzio à la matérialité de l’objet d’art, à la beauté haptique de la statue et de l’œuvre sculptée, qui séduit les sens de celui qui la regarde, et qui vit dans le même espace que son spectateur. Mais le poète instaure aussi un parallèle d’ordre plus intime et personnel avec l’artiste de la Renaissance et son activité créatrice. L’image héritée par l’imaginaire romantique d’un Michel-Ange tailleur de pierre, maître artisan, créateur tourmenté qui se confronte à la dureté de la pierre, aux limites de la matière, fournit notamment à D’Annunzio un modèle efficace pour penser la figure du créateur total, pour alimenter sa conception personnelle du surhomme inspirée par une lecture orientée des textes de Nietzsche, et aussi pour réfléchir à la nature de sa propre démarche poétique. D’Annunzio s’inspire par ailleurs des positions esthétiques de Théophile Gautier et des poètes parnassiens. Il leur reprend l’idée d’une équivalence entre mot et image et la métaphore du poète comme sculpteur de mots. Si Michel-Ange est sculpteur, il est aussi poète. D’Annunzio, poète, se veut aussi sculpteur lorsqu’il se confronte à l’ekphrasis des statues michelangelesques. Après tout, le style de D’Annunzio est marqué par des qualités haptiques ou sculpturales [19]. Sa poétique est orientée vers l’évocation épidermique et tactile de la matière par la parole écrite. Les statues de Buonarroti revivent ainsi sous la plume de D’Annunzio, ranimées, manipulées, soumises à des fictions littéraires qui semblent vouloir sculpter à nouveau le chef-d’œuvre du passé. Protagonistes de passages entiers de romans et de poèmes, elles se plient ainsi à l’imagination du poète alors qu’elles sont présentées comme des apparitions oniriques ou des présences magiques. Par le biais fréquent de l’hypotypose, l’auteur raconte la rencontre avec les statues michelangelesques comme s’il s’agissait d’une scène de vie vécue : il rend vivante l’œuvre inanimée, il la rend présente aussi pour le lecteur comme si elle apparaissait sous ses yeux au moment où les mots la convoquent. C’est la façon dont D’Annunzio introduit par exemple la statue de L’Aurore, dans un passage de son roman Più chel’amore, écrit en 1912 :
Je voudrais mettre devant les yeux du spectateur (…) cette femme michelangelesque, qui se réveille sur l’arche, aux pieds du Pensieroso, portant dans tous ses membres la pesanteur d’une douleur titanesque [20].
[10] Th. Gautier, « L’Art », Emaux et Camées : édition définitive, Paris, Charpentier, 1872, p. 223.
[11] Ch. Baudelaire, Curiosité esthétiques, chapitre XVI « Pourquoi la sculpture est un art ennuyeux », Œuvres complètes, Paris, Levy, 1868, p. 185.
[12] A. Potts, The Sculptural Imagination. Figurative, Modernist, Minimalist, New Haven and London, Yale University Press, 2000, pp. 62-65. Sur l’importance de l’esthétique sculpturale dans la production littéraire de Walter Pater nous renvoyons aussi à l’ouvrage de L. Østermark-Johansen, Walter Pater and the Language of Sculpture, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2016.
[13] L’essai de Walter Pater fut d’abord publié dans Forthnightly Review le 1er novembre 1871.
[14] W. Pater, La Renaissance. Etudes d’art et de poésie, traduction et édition critique de Bénédicte Coste, Paris, Classiques Garnier, 2016. [éd. originale W. Pater, « The Poetry of Michelangelo », Studies in the History f the Renaissance, Londres, Macmillan&Co., 1873].
[15] W. Pater, « La poésie de Michel-Ange », La Renaissance…, Op. cit., p. 216.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Les textes consacrés à Michel-Ange par Théophile Gautier, Walter Pater mais aussi par d’autres figures à la pointe de la littérature de l’époque comme Algernon Swinburne, se retrouvent, remplis de notes en marge, dans la bibliothèque de Gabriele D’Annunzio au Vittoriale degli Italiani. Sur les livres conservés au Vittoriale, voir V. Tellaroli, « Gabriele D’Annunzio e le biblioteche d’arte presenti a Gardone Riviera negli anni venti : I. Le biblioteche di Alexander Günther e di Heinrich Thode », Artes, n° 2, 1994, pp. 162-178. Sur le mythe de Michel-Ange dans l’imaginaire de Gabriele D’Annunzio, voir B. Tamassia Mazzarotto, Le Arti figurative nell’opera di Gabriele d’Annunzio, Milan, Fratelli Bocca, 1946, pp. 319-346 ainsi. que B. Tamassia Mazzarotto, « Michelangelo nell’opera di Gabriele D’Annunzio », Quaderni dannunziani, n° 32-33, 1965, pp. 293-319. Voir également N. de Vecchi Pellati Fromentini, « “Bonarroto Sacrum”. Contributo alla lettura del Michelangelo di D’Annunzio », Quaderni del Vittoriale, n° 34-35, 1982, pp. 247-260 ; A. Dei, « Michelangelo e il poeta : frammento dannunziano », dans L’Immortalità di un mito : l’eredità di Michelangelo nelle arti e negli insegnamenti accademici a Firenze dal Cinquecento alla contemporaneità, sous la direction de Cristina Acidini Luchinat, Florence, Edifir, 2014, pp. 123-126 ; T. Mozzati, « Unheimliche: presenza di Michelangelo nell’arte italiana dal primo del Novecento alla seconda guerra mondiale », dans Michelangelo e il Novecento, catalogue d’exposition, sous la direction de E. Ferreti, M. Pierini et P. Ruschi, Milan, Silvana Editoriale, 2014, pp. 49-67 et A. Brodini, « Il sorriso di Michelangelo: Gabriele d’Annunzio e la costruzione di un mito », dans Antworten auf Michelangelo, sous la direction de G. Satzinger et S. Schütze, Münster, Rhema, 2020, pp. 224-244.
[19] En ce qui concerne l’intérêt pour la matérialité de l’œuvre d’art chez D’Annunzio et l’intérêt pour la dimension tactile des mots qui évoquent l’œuvre d’art, on peut citer notamment le passage du Nocturne [Notturno, 1921] (traduction de André Doderet, Marseille, Les Transbordeurs, 2008, p. 235) où le poète, désormais aveugle, rêve de toucher la « belle matière » des fresques de la Chapelle Sixtine. Dans des textes comme Contemplazione della morte (Milano, Treves, 1912, p. 21), D’Annunzio s’attarde en revanche sur les modèles, les ébauches, les instruments, les odeurs de l’atelier du sculpteur et sur son processus créatif.
[20] G. D’Annunzio, Più che l’amore, Milano, Treves, 1912, v. XXII [traduction de l’autrice].