Michel-Ange sculpté par les mots :
les statues de l’artiste dans la littérature
artistique à la fin du XIXe siècle

- Sara Vitacca
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Fig. 1. Michel-Ange, Esclave
mourant
, 1513-1515

Résumé

Cet article retrace la fortune des sculptures de Michel-Ange dans la « littérature artistique » de la fin du XIXe siècle. Dans les textes de Théophile Gautier, de Walter Pater, de Gabriele D’Annunzio et de Maurice Barrès, les statues de Michel-Ange sont souvent commentées, voire recréées et mises en scène par le pouvoir de la parole. Il s’agira d’attirer l’attention sur cette littérature subjuguée par le pouvoir suggestif des œuvres sculptées de Michel-Ange, par leur état d’inachèvement, par leur capacité à stimuler l’imagination et l’émotion du spectateur. Ces textes mettent par ailleurs en lumière l’émergence d’une critique créatrice, d’une posture de « critique-artiste », où l’écrivain rêve de ranimer, par le pouvoir des mots le chef-d’œuvre du passé, dans une confrontation intéressante entre l’objet sculpté et la parole écrite.

Mots-clés : Réception de Michel-Ange, Gabriele D’Annunzio, Maurice Barrès, Théophile Gautier, Walter Pater

 

Abstract

This paper retraces the fortune of Michelangelo’s sculptures in late nineteenth-century artistic literature. In the writings of authors such as Theophile Gautier, Walter Pater, Gabriele D’Annunzio or Maurice Barrès, Michelangelo’s statues are often discussed, recreated and dramatized thanks to the power of words. The aim of this article is to draw attention to this literary corpus. Authors are captivated by the suggestive power of Michelangelo’s sculptures, by their state of incompleteness, and by their ability to stimulate the imagination and the emotions of the viewer. Indeed, these texts highlight the emergence of a form of creative criticism where the “critic-artist” dreams of reviving, through the action of his own words, the masterpieces of the past, in a remarkable confrontation between the sculpted object and the written word.

Keywords: Reception of Michel-Ange, Gabriele D’Annunzio, Maurice Barrès, Théophile Gautier, Walter Pater

 


 

La séduction exercée par Michel-Ange à la fin du XIXe siècle dépasse les frontières des arts. A cette époque, l’artiste et son œuvre attirent non seulement les peintres, les sculpteurs ou les critiques d’art de profession, mais également les écrivains et les poètes. Dans les textes d’auteurs tels que Théophile Gautier, Gabriele D’Annunzio ou encore Walter Pater ou Maurice Barrès, les œuvres de Michel-Ange sont souvent commentées, décrites, voire reinventées par la prose ou la poésie [1]. Ce sont souvent les statues de l’artiste qui deviennent protagonistes d’ekphrasis emportées ou de fictions littéraires qui mettent en scène l’objet d’art. La littérature de l’époque se montre sensible au pouvoir suggestif de la sculpture de Buonarroti, à son état d’inachèvement, à sa matérialité brute et sensuelle, à sa capacité à exprimer la vie, à suggérer le rêve ou à susciter l’émotion du spectateur. Des parallèles saisissants émergent ainsi de la confrontation entre l’écrit et le sculptural, entre le geste créateur de l’artiste qui sculpte, taille et polit la pierre et celui de l’écrivain qui donne forme au texte et qui, dans son texte, recrée la statue. Nous proposons donc d’aborder ici quelques exemples emblématiques de cette littérature michelangelesque, située à la frontière poreuse entre création littéraire et critique artistique.

Un constat s’impose lorsqu’on découvre le riche corpus de textes dédiés à la sculpture de Michel-Ange : certaines statues fascinent plus que d’autres et s’installent solidement au cœur de l’imaginaire littéraire de la fin du XIXe siècle. L’Esclave mourant (fig. 1), conservé au musée du Louvre, abandonné à un sommeil énigmatique, tordu dans une pose langoureuse, figure parmi les œuvres les plus souvent convoquées dans les pages d’écrivains et de poètes qui cherchent à se mesurer avec l’art de Buonarroti. L’impression d’une intériorité inatteignable, suscitée par la pose hermétique de la statue, la suggestion d’un état de rêve qui se dérobe à toute compréhension immédiate de l’œil, l’idée d’une lutte platonicienne entre l’âme et la matière, stimulent l’imagination des écrivains. En 1859, Théophile Gautier fait preuve d’une démarche subjective et empathique lorsqu’il décrit la statue dans l’un de ses articles sur l’art, plus tard republié dans Tableaux à la plume. Il se livre à un commentaire qui relève encore de l’ekphrasis traditionnelle mais qui laisse entrevoir un effort de reconstruction imaginaire de l’œuvre [2]. Gautier perçoit dans la pose et dans le geste de l’Esclave mourant les indices plastiques d’une vie intime de la statue, et cette intériorité, que l’on devine mais qui demeure inaccessible, ne peut que stimuler l’imagination du spectateur. « Cherche-t-il dans le sommeil un instant d’oubli ? » [3] se demande l’écrivain en observant la statue, « se dérobe-t-il au monde extérieur pour contempler le sombre tableau de son âme désolée ? » [4] Et Gautier poursuit ainsi :

 

A l’enthousiasme qui vous saisit au premier coup d’oeil succède peu à peu une rêverie involontaire qui vous fascine comme un effluve magnétique. Bientôt et comme malgré soi, on se sent entrainé par cette contemplation jusque dans le monde obscur des douleurs mystérieuses et inénarrables. Aucun maître n’a su faire penser comme Michel-Ange [5].

 

La capacité des sculptures de Michel-Ange à stimuler la pensée et le rêve du spectateur, que Gautier met en exergue dans son texte, est intrinsèquement liée à l’un des aspects de l’œuvre michelangelesque que le XIXe siècle contribue à remettre au goût du jour : le non finito [6]. L’aspect inachevé des sculptures de Michel-Ange, méprisé au début du XIXe siècle car trop éloigné du canon de perfection classique, fait l’objet d’une profonde réévaluation critique à partir de la seconde moitié du siècle. Le non finito devient peu à peu un véritable vecteur esthétique de modernité, par sa capacité à engager le spectateur dans la reconstruction du processus créatif de l’œuvre elle-même, par sa capacité à suggérer la vie et l’imagination, qui s’oppose à la froideur du langage officiel de la sculpture académique. La littérature artistique contribue amplement à alimenter le goût renouvelé pour l’inachevé michelangelesque. Dans le même article où Gautier décrit l’Esclave mourant, l’écrivain s’arrête aussi sur le caracère ébauché des Esclaves de Michel-Ange qui, malgré leur état d’imperfection, sont cabables d’entraîner le spectateur dans les « douleurs mystérieuses et inénarrables » [7] de leur vie intérieure :

 

Maintenant ces morceaux laissés imparfaits par Michel-Ange à presque toutes ses statues, ces accessoires inintelligibles, tout ce qui, chez cet homme colossal, surprend et confond notre imagination, était-ce le résultat d’un calcul qui nous échappe ou d’une bizarrerie réelle, comme il semblerait à notre vue un peu trop faible pour pénétrer dans les profondeurs, d’un pareil génie ? Si Vasari, son contemporain, son ami, n’a pas su nous expliquer ces énigmes, comment en trouverons-nous le mot ? A présent nous ne pouvons qu’admirer, rêver et nous taire [8].

 

La référence à Michel-Ange et à ses sculptures inachevées devient par ailleurs un élément récurrent dans certains sonnets publiés dans les trois volumes du Parnasse contemporain. L’un des poèmes de Georges Lafenestre, paru dans le deuxième volume du recueil, s’intitule notamment « L’Ebauche (sur une statue inachevée de Michel-Ange) ». Réactualisant la poétique néo-platonicienne de l’âme prisonnière de la matière, les vers de Lafenestre s’attardent sur la lutte intérieure de l’un des captifs sculptés par Buonarroti, qui cherche à s’extraire de son carcan de marbre :

 

Comme un agonisant caché, les lèvres blanches, 
Sous les draps en sueur dont ses bras & ses hanches 
Soulèvent par endroits les grands plis distendus, 
Au fond du bloc, taillé brusquement comme un arbre, 
On devine, râlant sous le manteau de marbre, 
Le géant qu’il écrase, & ses membres tordus (…)
Impuissance ou dégoût ! Le ciseau du vieux maître 
N’a pas, à son captif, donné le temps de naître,
À l’âme impatiente il a nié son corps ; 
Et, depuis trois cents ans, l’informe créature, 
Nuits & jours, pour briser son enveloppe obscure, 
Du coude & du genou fait d’horribles efforts [9].

 

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[1] Sur la fortune littéraire de l’œuvre de Michel-Ange au XIXe siècle voir surtout I. Campeggiani, « Michelangelo grottesco nell’Ottocento francese », dans Renaissance italienne et architecture au XIXe siècle. Interprétations et restitutions, sous la direction d’A. Brucculeri et de S. Frommel, Rome, Campisano, 2015, pp. 67-79 ; ainsi qu’I. Campeggiani, « La riscoperta letteraria di Michelangelo », dans Revision, Revival, Return: The Italian Renaissance in the Nineteenth Century, sous la direction de A. Payne et L. Bolzoni, Florence, Officina Libraria, 2018, pp. 313-340. Sur l’intérêt porté par la littérature décadente à l’art de la Renaissance nous renvoyons notamment à B. J. Bullen, The Myth of the Renaissance in Nineteenth-Century Writing, Londres, Clarendon Press, 1994. Pour une analyse plus approfondie de la réception de Michel-Ange dans l’art et la littérature de la fin du XIXe siècle, voir S. Vitacca, Michelangelismes. La réception de Michel-Ange entre mythe, image et création (1875-1914), Dijon, Les Presses du réel, 2023.
[2] Sur l’activité de critique de Théophile Gautier voir en particulier M. C. Spenser, The Art Criticism of Théophile Gautier, Genève, Droz, 1969 ; Théophile Gautier ou la critique en liberté, catalogue d’exposition sous la direction de S. Guéguan, Paris, RMN, 1997. Voir aussi J. Kearns, Theophile Gautier, Orator to the Artists: Art Journalism of the Second Republic, New York, Legenda, 2007.
[3] Th. Gautier, « Etudes sur les musées. Le musée français de la Renaissance », La Presse, 24 août 1859, pp. 1-2, ensuite republié dans Tableaux à la plume, Paris, Charpentier, 1880, pp. 84-85.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] A la Renaissance, Giorgio Vasari propose l’idée de la perfection présente en puissance dans l’imperfection de l’ébauche, mais il considère également des contingences purement factuelles et matérielles qui expliqueraient le choix de Michel-Ange d’abandonner ses travaux en cours de réalisation. Ascanio Condivi, biographe « autorisé » de l’artiste, affirme que l’excessif souci de perfection du maître empêche l’artiste de terminer ses travaux, qui n’atteindraient jamais l’élévation du concetto divin aperçu dans son intellect. Au XVIIe et au XVIIIe siècles, peu d’approches critiques véritablement originales abordent cette question : dévalorisé, le non finito de Michel-Ange est considéré comme le symptôme d’une imagination baroque et capricieuse, vouée à l’échec. Les interprétations du non finito de Michel-Ange élaborées au XIXe siècle explorent en revanche des perspectives originales, à partir notamment de l’époque romantique. Voir notamment l’article de Paola Barocchi consacré au non finito dans la critique michelangelesque, cf. P. Barocchi, « Finito e non-finito nella critica vasariana », Arte antica e moderna, 1958, n° 3, pp. 221-235. Voir aussi J Gantner, « Il problema del “non finito” in Leonardo, Michelangelo e Rodin », Annali della scuola normale superiore di Pisa, vol. 24, 1955, pp. 47-61; C. E. Gilbert, « What is Expressed in Michelangelo’s “Non-Finito” », Artibus et Historiae, vol. 24, no 48, 2003, pp. 55-64. T. Brunius, « Michelangelo’s Non Finito », dans Contributions to the History and Theory of Art, P. Bjurström (éd.), Uppsala, University of Uppsala, 1967, pp. 29-67 ; J. Schulz, « Michelangelo’s Unfinished Works », The Art Bulletin, vol. 57, n° 3, septembre 1975, pp. 366-373 ou encore R. Bonelli, « Michelangelo e il non-finito », dans Atti del convegno di Studi Michelangioleschi, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1966, pp. 403-416.
[7] Th. Gautier, Tableaux à la plume, Op. cit, p. 87.
[8] Ibid.
[9] G. Lafenestre, « L’Ebauche (sur une statue inachevée de Michel-Ange) », Le Parnasse contemporain, Paris, Lemerre, 1869-1871, vol. II, pp. 271-274. Nous citons également les poèmes d’Arsène Houssaye, « Les cent vers dorés de la Science », Ibid., vol. I, pp. 145-148 ; et Saint-Cyr de Rayssac, « Le Moïse de Michel-Ange », Ibid., vol. III, p. 333.