L’écriture des ruines
On en arrive alors à un paradoxe : les statues des Jardins statuaires, qui n’ont pas d’intérieur, ne seraient dès lors pas fécondes. Pourtant, ces statues engendrent des livres, les livres d’ancêtres, et notamment le livre troué écrit par le voyageur qu’est Les Jardins statuaires lui-même. Mais cette fécondité est bien liée à un manque : l’absence du mort dont la statue convoque la figure – et cette absence est si fondamentale que si le jardinier représenté est vivant, l’apparition de la statue provoque son décès (JS, p. 36 [40]). La statue se fait là monument – cette articulation de la statue et de la mémoire venant compléter de manière essentielle les liens jusque-là établis entre écriture et sculpture chez Jacques Abeille.
A première vue, le livre d’ancêtre serait une explicitation de la statue, un déploiement analytique de la saisie synthétique d’un être qu’offre son portrait de pierre. En réalité, l’appariement entre la statue et l’ancêtre est réalisé par le langage :
Au reste, lorsque je parle de ressemblance, il ne faut point que vous vous représentiez que la statue est le portrait fidèle du défunt. Vous avez dû remarquer, parmi celles de notre demeure, cette raideur un peu somnambulique qui leur prête je ne sais quel archaïsme. Certaines sont fort anciennes, il est vrai, mais les plus récentes partagent ce caractère. Ces statues ne représentent pas le disparu, elles l’évoquent. Mais avec une force irrésistible qui fait que tous ceux qui l’ont connu le reconnaissent dans la pierre et le nomment. (JS, p. 33)
C’est le fait de nommer qui établit la ressemblance, phénomène langagier provoqué donc par l’archaïsme apparent de la statue, et la puissance d’évocation qui lui est corollaire. Les statues d’ancêtre sont des monuments en trompe-l’œil : le passé auquel elles renvoient est à la fois fictif – elles miment l’archaïsme – et indéfini – en attente d’identification.
Ces caractéristiques étonnantes ne sont pas le fait des seules statues d’ancêtres. Elles sont attachées aux monuments produits par les enfants d’Inilo qui, dans Le Cycle des contrées, sont la civilisation la plus ancienne et la plus valorisée. D’après le récit « Contacts de civilisation entre les steppes et les jardins statuaires », les enfants d’Inilo se recueillent sur des pierres qu’ils nomment des « sépultures » [41] et qui ressemblent à des « statues rompues et navrées par le temps » [42]. Elles n’abritent cependant aucun mort car, selon eux « la pierre suffi[t] bien à constituer une sépulture » [43] et les configurations qu’elles proposent n’ont de ruines que l’apparence. Elles sont le fruit de modifications subtiles, effectuées dans la solitude et le secret par certains d’entre eux :
Il arrive que l’un d’eux reçoive un appel. Il ressent une incomplétude assez semblable au désir amoureux (…). Il part seul et prend soin pour toute la durée de sa quête de demeurer hors de vue de ses semblables. Et il modifie les pierres ou plutôt, comme ils disent, il les aide, c’est-è-dire qu’il déplace une dalle, (…) là il en ébrèche une autre, ailleurs il en grave une troisième ou en rapproche deux auxquelles leur voisinage soudain confère valeur de signe. Surtout, toutes ses interventions sont mesurées, elles ont l’infime ampleur d’une érosion naturelle car, en ce moment, le solitaire éprouve sa personne comme un agent de la nature, un agent final, culminant [44].
Monuments en trompe-l’œil, là encore – tombes sans mort, ruines de monuments inexistants, agencements naturels feints – ces pierres, comme les statues des ancêtres, provoquent au langage : considérées comme les « membres dispersés d’une mythologie perdue » [45], elles génèrent un « récit qui devient, avec le temps, un épisode de la vaste saga qu’ils s’efforcent de reconstituer » [46]. On le comprend, le monument n’est pas seulement le point de départ de l’écriture, il en est aussi un modèle dans son rapport au temps. Pas plus qu’il n’est une ruine à reconstruire, cette saga n’est à reconstituer : elle est une invention dont l’originalité jaillissante est projetée sur un passé mythique. Le monument n’est pas rappel, mais appel : son articulation à un passé pose une incomplétude provoquant un élan créateur [47].
« Contacts de civilisation entre les steppes et les jardins statuaires » peut, de la sorte, mieux faire comprendre Les Mers perdues. L’expédition des Mers perdues est instiguée en sous-main par les enfants d’Inilo afin de perpétuer la mémoire de leur origine, qui tend à s’effacer [48]. Or, ils font engager à cette fin un dessinateur, plutôt qu’un photographe, et un poète, plutôt qu’un ethnographe, exigeant de plus qu’il écrive à la main le récit du voyage, ce que le poète s’explique in fine par « une simple exigence de pertinence. Que la mémoire reste à portée de la main nue » [49]. Une mémoire « à la portée de la main nue » non seulement rappelle l’analogie de la bouche et de la main établie par le mythe de l’origine de la parole évoqué plus haut, mais porte avec soi un refus de l’enregistrement mécanique des traces, un refus du document, au profit de la prise en charge subjective et créatrice du passé. Aux dernières pages du livre, l’enfant d’Inilo qui reste auprès de narrateur lui raconte ainsi la légende des Mers perdues, mais dans des versions multiples [50], et lacunaires, qui préservent de ce fait aux statues ruinées leur potentiel de rêverie.
Le Cycle des contrées n’est toutefois pas une charge contre la science : les romans sont au contraire hantés d’érudits et de chercheurs – linguiste, ethnologue, et géologue même dans Les Mers perdues. Mais c’est qu’il existe deux types de savoir pour Jacques Abeille, qui oppose par exemple « une anthropologie de la certitude et une anthropologie de l’incertitude », soit « une anthropologie scientifique et une anthropologie de poètes » [51]. La géologue des Mers perdues est une géologue imaginative, que sa croyance en la vie de la pierre rapproche de Novalis [52]. Il s’agit de même de promouvoir une histoire poétique et rêveuse : le professeur des Barbares et de La Barbarie, chargé d’un cours « d’archéologie contemporaine » [53] – science dont la nécessité naît de l’abolition des autres cultures par l’hégémonie de Terrèbre – voit peu d’intérêt au travail bibliographique de son collègue, le professeur Charançon. « [R]épertorier et classer » [54] sont des opérations anodines si elles se font sans « battre la campagne » : sans expérience du terrain – l’expérience sensible de la nature, de la terre, aussi bien que des humains qui y vivent – et sans imagination, cette « veine poétique » [55] que le professeur réussit malgré tout à susciter chez ses étudiants. Le meilleur de ceux-ci est d’ailleurs Ludovic Lindien, auteur du Veilleur du jour, récit censément exact, mais éminemment romanesque qu’il soumet à l’appréciation de son professeur [56].
Si ces romans d’Abeille témoignent d’un constant souci du passé, que la déploration de la mort des civilisations qui s’y déploient est une mise en accusation de la rationalité destructrice de notre société [57], il faut ainsi donner tout son poids au choix de la fiction comme mode de remémoration. Abeille condamne très nettement l’oubli du passé, en tant qu’il est un oubli de l’altérité, mais il ne vient pas, à travers Le Cycle des contrées, prôner la commémoration, comme réitération ou reconstruction du passé. Il y a certes dans Le Cycle des contrées quelque chose de la déploration d’un âge d’or. S’y arrêter serait toutefois manquer l’essentiel, comme le suggère l’autre mythe des enfants d’Inilo rapporté dans Les Carnets de l’explorateur perdu, « Sur l’origine des images », qui conclut, mystérieusement : « On dit aussi que les hommes, longtemps avant de se soucier de construire, ébauchèrent des ruines » [58]. Les monuments factices agencés par les enfants d’Inilo font de la ruine une faille dans l’atonie du présent et l’hic et nunc de notre identité, non pour nous enchaîner à nos traces – les images, suivant le même mythe, sont « la fin des traces et les germes de la terre » [59] – mais pour faire jaillir une constante réinvention de soi et du monde. L’oubli est de ce fait une nécessité, pour faire de la mémoire une création – à condition toutefois, qu’il reste des traces pour ne pas oublier cet oubli même. En identifiant la ruine et le germe, en nous proposant aussi de rêver toute pierre comme un signe, les monuments de Jacques Abeille offrent de la sorte une manière d’habiter et d’écrire dans un monde abîmé, si notre ferveur face à ces fragments sait nous hausser à la poésie, et renouer le dialogue de l’être humain et de la pierre.
[40] Le voyageur, lui, ne meurt pas alors que sa statue surgit au fil du récit, mais disparaît, en une absence plus radicale encore puisque insituable.
[41] J. Abeille, « Contacts de civilisation entre les steppes et les jardins statuaires », Les Carnets de l’explorateur perdu, Op. cit., p. 59.
[42] Ibid., p. 61.
[43] Ibid., p. 59.
[44] Ibid., pp. 60-61.
[45] Ibid., p. 59.
[46] Ibid., p. 60.
[47] On peut lire aussi de cette manière la mythomanie que Mme Bise déploie à partir de la photographie de son mari dans La Clef des ombres – monument et mythe cette fois personnel, mais pris dans la même incertitude créatrice (La Clef des ombres, Op cit., p. 237).
[48] J. Abeille, Les Mers perdues, Op. cit., p. 85 et p. 87.
[49] Ibid.,p. 87.
[50] « En ce point l’histoire comportant une lacune où se confrontaient plusieurs versions. », Ibid, p. 85.
[51] J. Abeille, « Libre échange avec Albert Marcuse », Bulletin de liaison surréaliste, n° 7, décembre 1973, cité par P. Vilar, art. cit., p. 68.
[52] « Mais alors, comment situer dans un tel contexte notre jeune géologue qui semble incarner la rigueur scientifique, voire la nécessité technique ? (…) Tout me porte à croire que la jeune femme qui nous accompagne est de cette race de savants intuitifs qui ne méprisent nullement l’imagination. (…) elle ne parle pas seulement d’énergies mécaniques mais de puissances vivantes, comme si à ses yeux le monde minéral était de chair », Les Mers perdues, Op. cit., p. 7.
[53] J. Abeille, La Barbarie, Op. cit., p. 48.
[54] Ibid., p. 50.
[55] Ibid., p. 52.
[56] Ibid., p. 60.
[57] Les Jardins statuaires sont dédiés à Jacques Ellul, l’auteur du Système technicien (1977). Jacques Abeille indique dans un entretien donné à Sud-Ouest dimanche (15/09/1991) avoir voulu, adolescent, être ethnologue (voir D. Launay, art. cit., p. 44).
[58] J. Abeille, Les Carnets, Op. cit., p. 75.
[59] Ibid, p. 74.