Résumé
Né du roman Les Jardins statuaires (1982), qui décrit une contrée où les statues sortent de terre et que ruine une invasion barbare, Le Cycle des contrées de Jacques Abeille (1942-2022) articule le livre et la statue d’une manière qui pousse à chercher la dimension sculpturale de l’œuvre dans son rapport à la mémoire. Se déploie au fil des volumes et des pages une œuvre incomplète, douteuse, ruinée, qui s’ouvre vers l’avenir d’une mémoire créatrice plutôt qu’elle ne se referme sur un passé. En identifiant la ruine et le germe, en nous proposant aussi de rêver toute pierre comme un signe, les monuments de Jacques Abeille offrent de la sorte une manière d’habiter et d’écrire dans un monde abîmé.
Mots-clés : Jacques Abeille, sculpture, surréalisme, mémoire, ruine
Abstract
Jacques Abeille’s novel Les Jardins statuaires (1982) describes a region where statues, after sprouting up from the ground, are destroyed by a barbarian invasion. From this fiction, originates a cycle of novels, entitled the Cycle des contrées: those successive volumes hinge books and statues in a way that leads us to seek the sculptural dimension of the work in its relationship to memory. Those volumes and pages unfold in an incomplete, dubious, ruined literary work, which does not so much close on the past as it looks towards the future of a creative memory. By identifying the seed as well as the ruin, and by proposing that we dream of every stone as a sign, Jacques Abeille’s monuments offer a way of living and writing in a damaged world.
Keywords: Jacques Abeille, sculpture, surrealism, memory, ruin
Je traite les pierres avec déférence, mais en minéraux insensibles qu’elles sont et demeurent. Je tiens les fables pour fables, avec la prudence, l’incertitude et l’incrédulité qu’elles commandent. Plus d’une fois cependant, il m’est arrivé de penser qu’il convenait aussi de regarder les pierres comme des sortes de poèmes et de chercher en revanche dans les fictions la pérennité des pierres, leur inébranlable signification, c’est-à-dire d’essayer de réunir par quelque biais même ténu les parties disjointes et contrastées de notre indivisible univers [
1]
L’œuvre romanesque du surréaliste Jacques Abeille (1942-2022), commencée dans les années soixante-dix avec l’écriture des Jardins statuaires (publié en 1982), s’est développée dans l’ombre jusqu’à la parution en 2010 chez Attila des Mers perdues, volume issu d’une collaboration avec le dessinateur François Schuiten, accompagnée de la réédition des Jardins statuaires. Suivent la publication des Barbares et de La Barbarie (Attila, 2011), de La Grande Danse de la réconciliation (Le Tripode [2], 2016) et de La Vie de l’explorateur perdu (Le Tripode, 2020) qui clôt le cycle. S’y ajoute la réédition, parfois augmentée, de textes plus anciens appartenant au même cycle romanesque : Le Veilleur du jour (1986, rééd. Le Tripode, 2015), Les Voyages du fils (2008, rééd. revue et augm. Le Tripode, 2016), Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre (1995, rééd. Le Tripode, 2016), La Clef des ombres (Zulma, 1991, rééd. Le Tripode, 2020), Les Carnets de l’explorateur perdu (Toulouse, Ombres, 1993, rééd. Le Tripode, 2020) [3]. La publication dans la collection « Folio SF » des Jardins statuaires, d’Un homme plein de misère (titre originel des Barbares et de La Barbarie, que seules des considérations éditoriales ont séparés en 2011), du Veilleur du jour, en 2018, et en 2019 des Voyages du fils indique la visibilité acquise par cette œuvre tout en soulignant la cohérence de l’ensemble romanesque, longtemps dispersé, que Jacques Abeille a nommé Le Cycle des contrées.
A l’origine de ce cycle l’on trouve donc Les Jardins statuaires qui, au sein du monde fictionnel des contrées, désigne à la fois un territoire et un livre. Ce territoire est celui des domaines où, à l’abri de hauts murs, les statues sortent de terre sous l’œil attentif des jardiniers. Ce livre est un récit à la première personne rédigé par un voyageur anonyme explorant les Jardins : le roman que l’on a entre les mains a aussi une existence dans le monde des Contrées – son manuscrit est retrouvé dans Un homme plein de misère, et traduit par son narrateur. Ce procédé de mise en abyme est récurrent dans le cycle, dont les volumes se hantent les uns les autres et mettent très généralement en scène les conditions de leur propre écriture. Autant qu’une réflexion sur les civilisations, Le Cycle des contrées est une réflexion sur la création dont la sculpture est une image privilégiée. Si, comme métaphore de l’écriture, la sculpture tend à dissoudre ses singularités dans une « poétique généralisée » – pour reprendre le sous-titre donné par Roger Caillois à l’un de ses essais sur les pierres [4] – Les Jardins statuaires articule le livre et la statue d’une manière qui pousse à chercher la dimension sculpturale de l’œuvre dans son rapport à la mémoire. Vers la fin de ce roman inaugural, le récit rédigé par le voyageur devient en effet « un livre d’ancêtre », ainsi dénommé d’après une coutume des jardiniers : lors de l’émergence d’une statue où ils reconnaissent l’un des leurs, ils se mettent à rédiger un livre compilant les faits et gestes de ce dernier. Il ne s’agit pas là de proposer une sorte d’ekphrasis qui rejouerait la rivalité ou la complémentarité de l’écriture et de l’œuvre plastique, mais plutôt, on le verra, de faire du livre, à l’instar du monument tel qu’il est pensé par Jacques Abeille, une œuvre incomplète, douteuse, ruinée, qui s’ouvre vers l’avenir d’une mémoire créatrice plutôt qu’elle ne se referme sur un passé.
Une « poétique généralisée »
Comme le rapporte Jacques Abeille, Les Jardins statuaires, né de la rencontre d’« un paysan grattant la terre », et du remplacement des courges par des statues, est d’abord une sorte de « conte philosophique », de « métaphore de la création artistique avec son avers de soins patients à une croissance que tout menace, et son revers, le bourgeonnement fou et la mort du créateur écrasé sous son œuvre » [5]. On le voit, la métaphore est végétale et, à travers la sculpture, appliquée à toute création artistique [6]. Contre une mise en avant flaubertienne du travail, il s’agit de défendre l’inspiration [7], en présentant l’œuvre comme émergence, élan – l’éclat de l’image, son merveilleux venant justement de la difficulté de penser comme un surgissement le lent travail de la statuaire, physiquement et techniquement exigeant. La convocation de la sculpture crée ainsi un effet de surprise, mais l’image s’applique à toute création artistique, et notamment à l’écriture, comme le montre cet entretien où Jacques Abeille évoque la naissance des Jardins statuaires :
Quand j’écris, c’est toujours au fil de la plume. Dans ces moments-là, je suis complètement asocial, coupé du monde. Je suis seul comme un fou. Et je n’essaye surtout pas d’être pédagogique, encore moins propagandiste. Je suis simplement à l’affût du texte, à moitié halluciné. J’écris comme je peux, comme je rêve.
Je ne travaille pas, je m’épanche. C’est assez mystérieux : je ne sais pas comment expliquer ce qui se passe quand j’écris. Je pourrais peut-être comparer ce processus à la fabrication des anciens disques en microsillons : je choisis un sillon et je le suis patiemment, en me fixant sur une tonalité. C’est ainsi que des éléments surgissent, s’agrègent. Ensuite, il y a très peu de réécriture. Je recopie ce premier jet au propre en vérifiant que ça ne gratte pas, qu’il n’y a pas de parasites. Mais ce sont de petites corrections. Je tiens à garder une fidélité à ce qui émerge, à l’élan premier. Je reste analogique [8].
La défense de l’inspiration, l’évocation de la folie et du rêve renvoient au surréalisme, dont Jacques Abeille se réclame : « Il y a encore des surréalistes, et j’en suis », déclare-t-il [9]. Explorant le rattachement de l’auteur au surréalisme, Pierre Vilar souligne, à juste titre, l’exploration érotique et la révolte politique que manifeste l’œuvre – deux facettes dont l’intrication chez Abeille est aussi tout à fait surréaliste [10]. La conception de la création formulée par Abeille renvoie, elle, à l’obscurité de l’origine et au mythe, plutôt qu’è l’inconscient et à l’exploration de soi :
Ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est la captation d’une pensée qui ne s’est pas encore élucidée et qui se donne, à moi pour commencer, encore énigmatique, une pensée qui, se manifestant en images, serait beaucoup plus lointaine et archaïque que la parole. Je me livre donc à l’affabulation dans l’espoir d’atteindre le mythe […] [11].
[1] R. Caillois, Le Champ des signes. Récurrences dérobées : aperçu sur l’unité et la continuité du monde physique intellectuel et imaginaire ou premiers éléments d’une poétique généralisée, avec 25 illustrations d’Estève, Paris, Hermann, « L’esprit et la main », 1986, p. 7.
[2] En 2013, Attila s’est scindé en deux maisons d’éditions : Le Nouvel Attila et Le Tripode, qui garde Jacques Abeille dans son catalogue.
[3] Les Carnets de l’explorateur perdu comporte « Sur l’origine des images », texte publié en 1980, qui serait ainsi le texte le plus anciennement paru qu’on peut rattacher au Cycle des contrées. Voir A. Laimé, « Bibliographie de Jacques Abeille », Le Dépossédé. Territoires de Jacques Abeille, sous la dir. d’A. Laimé, Editions du Tripode, 2016, p. 203.
[4] R. Caillois, Le Champ des signes…, Op. cit.
[5] J. Abeille, dans Les Mers perdues, F. Schuiten et J. Abeille, Paris, Editions Attila, 2010, p. 92.
[6] Jacques Abeille est d’ailleurs également peintre et dessinateur. Il se présente par exemple en 2011 comme « un peintre raté » – du fait de son daltonisme (Les Ecrits, n° 133, novembre 2011, cité par D. Launay, « Lectures de Jacques Abeille », Le Dépossédé, Op. cit., p. 38).
[7] « Ce petit conte philosophique devait dire que l’œuvre d’art sort, et que l’artiste se contente de contrôler son élan. C’est une idée un peu aristotélicienne : le sculpteur doit dégager une virtualité qui est déjà dans le marbre. Evidemment, il y avait pour moi, à l’horizon, une réhabilitation de l’inspiration par rapport au travail » (J. Abeille, propos recueillis par D. Caviglioli dans « En France, on condamne l’imagination », Bibliobs, Le Nouvel Obs, 19 novembre 2011, (en ligne. Consulté le 3 octobre 2024).
[8] Jacques Abeille : « J’écris comme je rêve », Article 11, n° 10, mars 2013, (en ligne. Consulté le 3 octobre 2024).
[9] C’est par cette déclaration de Jacques Abeille que Pierre Vilar ouvre son article, « Un surréaliste, même », Le Dépossédé, Op. cit., p. 55.
[10] En cela, l’œuvre romanesque d’Abeille évoque celle d’André Hardellet.
[11] Le Nouvel Observateur, 20 octobre 2003, cité par D. Launay, art. cit., p. 48.