Le germe et la ruine. Le Cycle
des contrées
de Jacques Abeille

- Ivanne Rialland
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Si l’on voulait situer Jacques Abeille dans une topographie bretonienne, il se placerait ainsi plutôt du côté d’Arcane 17 que du Manifeste du surréalisme, soit dans ce qu’on pourrait appeler le versant romantique du surréalisme. Par cette expression, il ne s’agit pas de diluer le surréalisme dans un esprit romantique qui, à travers l’histoire, s’opposerait à un esprit que l’on pourrait dire classique. L’articulation avec le romantisme est pensée par le surréalisme : les surréalistes, dès l’origine, sont des lecteurs et des admirateurs des romantiques – Jacques Abeille pour sa part dédie à Nerval Le Veilleur du jour – et le mouvement est marqué par l’anthologie du romantisme allemand publié par Albert Béguin en 1937, L’Ame romantique et le rêve, à un moment où Breton s’éloigne de la psychanalyse et de l’hégéliano-marxisme. Bien des surréalistes se retrouvent dans cette vision romantique de la poésie comme une force créatrice et exploratrice analogue à la puissance génératrice de la nature – à la natura naturans [12]. Deux aspects de cette pensée de la création nous intéressent ici : d’une part, l’unicité de cette force créatrice rend la différence des genres littéraires ou des arts accessoire ; de l’autre, elle est sous-tendue très généralement par la nostalgie et la quête d’une fusion perdue entre l’imagination humaine et les forces de la nature. Dans le cas d’Abeille, l’image des statues qui poussent peut être lue comme la réalisation fantasmatique, plus même, comme le mythe de cette poïétique généralisée trouvant littéralement ses racines dans la natura naturans.

Dans cette perspective, Les Jardins statuaires serait une allégorie valant de manière indifférente pour toute création artistique. Toutefois, justement, la statuaire est un médium plus adéquat pour penser cet accord des forces créatrices – et l’image de la croissance des statues de pierre n’est pas un pur escamotage du sculptural. La sculpture vient dire cette analogie des créations humaine et naturelle dans des réalisations où la part de l’une et de l’autre peut devenir indistincte. Au-delà (ou en-deçà) de la statuaire somme toute assez classique que mettent en scène Les Jardins statuaires ou Les Mers perdues, la statue qui émerge du sol doit être pensée à travers les réflexions menées par les romantiques allemands et les surréalistes sur les pierres imagées, ou figurées – ces pierres qui figurent plus ou moins nettement des paysages ou des formes humaines. Novalis, géologue de formation, y voit une preuve de l’unité des règnes de la nature, réflexion que prolonge notamment Roger Caillois au XXe siècle, en établissant des analogies entre les formes présentées par ces pierres et certaines fables [13] – comme il l’avait fait en explorant les correspondances entre les mythes et le comportement instinctif de la mante religieuse [14]. Breton consacre un texte à la « Langue des pierres » en 1957, soulignant leur force de suggestion. La difficulté de faire le départ entre la forme projetée par le regard humain et la forme que la pierre figure effectivement amène Breton à affirmer un dialogue entre l’humain et la pierre, avec une assimilation – ici repoussée – entre la pierre et la ruine qui est, on le verra, cruciale dans la poétique d’Abeille :

 

Il paraît en tout cas hors de doute que c’est par désistement de certaines de ses plus précieuses facultés que l’homme a pu en venir à considérer les pierres comme des épaves. Les pierres – par excellence les pierres dures – continuent à parler à ceux qui veulent bien les entendre. A chacun d’eux, elles tiennent un langage à sa mesure : à travers ce qu’il sait elles l’instruisent de ce qu’il aspire à savoir [15].

 

Or, la première page des Jardins statuaires, apparemment déliée de la fiction qui suit, est à la fois le signe d’une appartenance à l’orbe surréaliste – le « Il y aura des pays » qui la clôt renvoie au « Il y aura une fois » bretonien [16] – et une affirmation similaire du dialogue entre la nature et le poète. Plus spécifiquement l’écriture qui s’amorce là est ancrée dans l’observation des tracés végétaux et minéraux :

 

Est-on jamais assez attentif ? Quand un grand arbre noirci d’hiver se dresse soudain de front et qu’on se détourne de crainte du présage, ne convient-il pas plutôt de s’arrêter et de suivre une à une ses ramures distendues qui déchirent l’horizon et tracent mille directions contre le vide du ciel ? Ne faut-il pas s’attacher aux jonchées blanchâtres du roc nu qui perce une terre âpre ? Être attentif aussi aux pliures friables des schistes ? Et s’interroger longuement devant une poutre rongée qu’on a descendue du toit et jetée parmi les ronces, s’interroger sur le cheminement des insectes mangeurs de bois qui suivent d’imperceptibles veines et dessinent comme l’envers d’un corps inconnu dans la masse opaque ?
C’est le vide de toute part qui tâche et joue à se circonvenir et creuse lentement les lignes de la main de la terre. Les réseaux se nouent, se superposent, s’effacent. Les signes pullulent. Il faut que le regard s’abîme.
Pourtant d’autres contrées sont à venir. Il y aura des pays [17].

 

Lors du basculement dans la fiction, la statue représenterait une manière d’objet transitionnel où se noue l’accord de la terre et du regard humain : charge alors au tracé de l’écriture d’entretenir cette même consonance qu’exemplifie la statue.

La statue, venue de la courge – si l’on peut dire – puise ainsi son origine profonde, selon moi, dans ces pierres figurées [18], ce que semble bien établir la description des germes des statues dans Les Jardins statuaires :

 

L’objet sembla soudain échapper à la forme sommaire dans laquelle mon regard l’avait d’abord cerné. En le tournant et le retournant à la lumière du soleil j’y voyais jouer des reflets qui tour à tour faisaient naître et s’évanouir dans l’épaisseur de la pierre mille ébauches trop fugaces pour que j’eusse loisir de les identifier. Et cependant chaque figure, lors même qu’elle m’échappait, me laissait la nostalgie de quelque lointaine et poignante familiarité. Je pouvais aussi pressentir que ma sensibilité entrait pour une part dans ce mouvement de dérobade. La fièvre avec laquelle je cherchais à reconnaître une image définitive, jointe à la fascination qui m’ôtait le pouvoir de m’arrêter à un aspect élu et me portait à les vouloir tous retenir, pouvait bien être partiellement cause de cette étrangeté. Il demeurait cependant que le champignon marmoréen que je roulais entre mes doigts était un véritable réceptacle de virtualités (JS, p. 19).

 

On retrouve le caractère incertain de l’image, l’hésitation du regard qui ne sait s’il perçoit ou projette une figure : les statues seraient des pierres figurées parvenues à maturité, grâce à l’accueil d’un regard humain encourageant le développement de l’image.

De fait, la bonne croissance des statues sert littéralement de pierre de touche pour appréhender le degré d’accord ou de rupture établi entre l’homme [19] et la nature – et la réflexion sur la création rejoint ici la dimension politique de l’œuvre. Tout le cycle romanesque est en effet traversé, structuré même, par une opposition entre une civilisation technicienne, vilipendée, et des cultures vivant en harmonie avec la nature. Les Mers perdues met spécifiquement cet antagonisme en scène vis-è-vis des statues. La civilisation ancienne redécouverte par l’expédition dont le livre nous offre le compte rendu est partagée entre deux attitudes face aux statues qui surgissent de terre : la recherche d’une symbiose, accompagnant la poussée des statues et aménageant en fonction d’elles l’urbanisme, et un brutal rejet, manifesté par des tentatives d’affaiblissement et de défiguration [20]. Cette deuxième tendance l’emporte [21], entraînant la fin de ce peuple tandis que quelques-uns de ses représentants emportent les germes des statues et fondent les Jardins statuaires. La recherche de l’harmonie avec les statues est dans ce livre, de manière évidente, une recherche d’un accord avec une nature créatrice, vivante, dont les formes humaines qu’elle prend, compliquées de « détails anatomiques hérités du rêve » est l’expression de « l’alliance des hommes et du reste de la nature » [22].

 

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[12] Voir J.-M. Schaeffer, L’Art de l’âge moderne. L’Esthétique et la Philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, « NRF essais », 2001. Sur le lien à cet égard entre romantisme et surréalisme, je me permets de renvoyer à l’introduction de L’Imaginaire de Georges Limbour (Grenoble, ELLUG, 2009, p. 12 sq.).
[13] R. Caillois, Le Champ des signes, Op. cit. La fable du preneur de rats échappe autant au schéma habituel des contes de fées que les pierres figurées échappent aux lois de la minéralogie, explique-t-il. Voir aussi « L’agate de Pyrrhus », dans Obliques précédé d’Images, images… (Paris, Gallimard, 1987).
[14] Sur la mante religieuse, voir R. Caillois, Le Mythe et l’Homme (1938), Paris, Gallimard, « Folio essais », 2002, p. 37 sq.
[15] A. Breton, « Langue des pierres », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, 2008, p. 965.
[16] A. Breton, « Il y aura une fois », Le Surréalisme au service de la révolution, n° 1, juillet 1930, pp. 2-4.
[17] J. Abeille, Les Jardins statuaires [1982], Paris, Gallimard, « Folio SF », 2018, p. 11. Dorénavant, ce titre sera abrégé JS.
[18] Les pierres figurées elles-mêmes sont mentionnées dans La Clef des ombres : « Quand l’autre, par exemple, précise que les néanderthaliens [sic] collectionnaient des minéraux aux formes privilégiées ainsi que des signes à eux adressés par le monde et dans lesquels ils devinaient un accord entre la nature et leur mentalité, alors, avec cette précision inattendue, Brice reçoit un surcroît de rêverie qui l’exalte » (La Clef des ombres, Cadeilhan, Zulma, 1991, pp. 176-177) Le goût pour ces pierres est liée à la perception archaïque – originaire – d’un accord entre l’esprit humain et la nature. De son côté, le caractère tout à fait isolé de cette mention dans le roman de pair avec la force du sentiment suscité chez le personnage désignent selon moi ce motif comme fondamental dans l’imaginaire de Jacques Abeille.
[19] L’homme, en effet, car la femme, chez Abeille, est essentiellement liée à la nature.
[20] J. Abeille, Les Mers perdues, Op. cit., p. 42.
[21] Ibid : « […] au bout d’un assez long temps ce furent ceux qui entendaient encore les esprits de la terre qui se trouvèrent un petit groupe harcelé et tourmenté par le grand nombre. Ainsi, le culte des géants de pierre tomba-t-il peu à peu en obsolescence. Trop peu d’adeptes participaient aux cérémonies, perturbées de surcroît par des opposants de plus en plus nombreux. Ces derniers, à force de provoquer le désordre, parvinrent à interrompre le rituel de l’eau. Alors se produisit la catastrophe. Les formes des esprits de la terre se desséchèrent dans le désespoir et se brisèrent. Leurs membres fracturés tombèrent çà et là sur l’orgueilleuse cité soudain presque tout entière transformée un champ de ruines ».
[22] Ibid.