Le germe et la ruine. Le Cycle
des contrées
de Jacques Abeille

- Ivanne Rialland
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L’analogie, chez Abeille, de la statue avec la plante, et de la poussée des statues avec le processus général de la création artistique vient donc dire, contre une civilisation rationnelle, technicienne, séparatrice, la fondamentale unité des forces créatrices, que le caractère artificiel et humain du langage, à l’inverse de l’évidente naturalité de la pierre – ou de la terre – pourrait masquer. Un mythe inventé par Abeille dans Les Carnets de l’explorateur perdu relie d’ailleurs la naissance de la parole à la sculpture, cette fois par le biais du modelage : « Les cris ne pouvaient imiter que des cris, mais la bouche pouvait se mouvoir au passage de la voix aussi souplement que la main quand elle triture la terre qui glisse par l’ouverture des doigts. Comme la main elle pouvait s’ouvrir ou se fermer, lier et délier » [23]. Et en effet, dans l’univers des Jardins statuaires, l’écriture – du moins l’écriture authentique, et non le « mode utilitaire du langage » [24] – semble pouvoir n’être que sculpturale : les seuls livres créés sur les domaines sont les livres d’ancêtres générés par des statues ressemblant à un jardinier – sans que l’on sache, comme dans le cas des pierres figurées, faire le départ entre ce qui relève de la forme de la pierre et du regard des spectateurs. La disparition des statues des Jardins statuaires, remplacées dans Les Barbares par de prosaïques légumes – retour à la courge, donc – s’accompagne, corollairement, de la fin de l’écriture : « Il n’y a plus de livre possible parce que l’acte d’écrire, ainsi que je l’entends, ne se sépare pas d’un sentiment de la terre, de la germination, et non de la production, que nous avons perdu » [25], explique le doyen d’un des domaines. L’éclatement de l’unité créatrice correspond en somme à son annihilation : la poétique est généralisée, ou n’est pas.

 

Un creux d’ombre

 

Mais, au-delà d’une commune impulsion initiale, y aurait-il quelque chose de véritablement sculptural dans l’écriture des Jardins statuaires ? C’est en tout cas le souhait qu’exprime le voyageur durant la rédaction de son livre : « Je sentais le désir de doter ce que j’écrivais d’une épaisseur ; je ne voulais pas qu’il fût l’impression ou la matérialisation d’un discours tout uniment filé, mais qu’on sente l’ombre, la résonance, l’opacité énigmatique d’une chose » [26] (JS, p. 363). L’écriture sculpturale serait opaque, dense, à l’exemple de la statue de l’homme marchant, « si pleine qu’elle n’a pas d’intérieur » (Ibid., p. 92).

Pourtant, si l’on se reporte aux livres d’ancêtres suscités par des statues dont ils forment un équivalent littéraire, ceux-ci ont des caractéristiques tout autres :

 

tous ceux qui avaient connu l’ancêtre (…) étaient sollicités. Or, si les responsables de la rédaction faisaient de leur mieux pour donner à leur récit une certaine unité et quelque cohérence, il était de règle que l’on insérât rigoureusement toutes les informations recueillies, le plus souvent à la place requise par la chronologie, ce qui, comme on peut l’imaginer, ne manquait pas d’introduire des remarques singulièrement disparates dans le cours de la biographie (Ibid., p. 57).

 

Ces biographies sont en outre commentées, les jeunes gens notamment étant à la « recherche de creux dans le texte pour y inscrire leurs propres traces », faisant des livres d’ancêtres, toujours prolongés de feuillets blancs, des œuvres « jamais achevé[e]s » (JS, p. 64).

Livres collectifs, essentiellement inachevés, ouverts à tous les régimes de discours, les livres d’ancêtres relèvent plutôt de l’art de la mosaïque ou de l’assemblage. Si Les Jardins statuaires se donne comme le dernier livre d’ancêtres – identification qu’une édition de luxe a renforcé en 2012 en publiant le roman augmenté de feuilles blanches et sans nom d’auteur – la description correspond mieux encore à l’ensemble du cycle, qui revient sur les mêmes faits, les mêmes lieux, indéfiniment, à partir de voix diverses. Difficile d’établir une analogie apparemment entre cette construction romanesque et la statuaire.

Elle est pourtant explicite dans Les Barbares et La Barbarie, mais à partir d’une redéfinition de la sculpture. Le professeur, de retour à Terrèbre après son voyage dans les Jardins statuaires, entretient une relation amoureuse avec une sculptrice, Blanche. Celle-ci ne taille pas la pierre, mais modèle la terre, en organisant ses sculptures autour d’un creux, qui est pour elle essentiel à cet art :

 

Si elle ne pouvait se résoudre à ouvrir un volume, alors il fallait que sa forme, dans son achèvement même, comprît cette ouverture et qu’on pût passer de l’extérieur à l’intérieur de la sculpture sans que son creux – son âme –, apparût comme une blessure. Elle s’efforça d’inventer de telles formes sans grande satisfaction jusqu’à ce qu’elle en vînt à penser que ce dont elle était en quête s’apparentait peut-être à un vase, libéré toutefois de la fonction de récipient […] [27].

 

Ce creux, pour Blanche, est la marque d’une œuvre authentique, comme elle l’explique à Ludovic Lindien, élève du narrateur et auteur fictif du Veilleur du jour :

 

Votre livre est très complet et tout à fait achevé. Mon attente en est justement la preuve, parce que, selon moi, un vrai livre n’existe que s’il recèle un creux d’ombre qui est son âme – comme il en faut dans une statue de bronze – et c’est cette même âme obscure qui donne au livre sa qualité d’être autre et sa faculté de parler au lecteur. Ainsi, en lisant votre manuscrit, il m’a semblé entendre une question qui l’anime et appelle peut-être un autre livre, non pas une suite, mais, pour ainsi dire, une profondeur antérieure [28].

 

Or, dans Les Barbares, le narrateur décrit justement le livre des Jardins statuaires, dont il est le traducteur, comme traversé d’une faille, lieu de sa fécondité : « Je ne saurais affirmer que tel est le cas de tous les livres mais, quant à celui-là – et quelques autres – il m’arrive de penser qu’il doit une part de sa raison d’être à l’aménagement d’une faille intime, qui n’est pas une insuffisance ni une incomplétude mais le lieu secret – et, en tant que tel, inquiétant – de sa fécondité » [29]. C’est cette faille qui crée une démultiplication du texte des Jardins statuaires, livre qui sous la plume du voyageur « ne cess[e] de croître, non pas en s’allongeant, mais en se creusant, montrant toujours un trou à combler » [30]. Son creux provoque également l’écriture d’Un homme plein de misères (publié d’abord, je le rappelle, en deux volumes : Les Barbares et La Barbarie), par le professeur comme « envers » [31] des Jardins statuaires de même que, à l’intérieur du roman, ce sont les statues trouées de Blanches qui provoquent l’écriture d’un « traité de métaphysique » [32] par le professeur – manière d’essai poétique à la Caillois mettant en correspondance formes végétales et érotisme humain [33].

Avec l’image du creux, de la faille, on est bien en présence d’une pensée sculpturale de l’écriture, par le détour d’une redescription de la sculpture à partir de son vide, plutôt que de son plein – ce renversement ne doit d’ailleurs pas masquer l’unité d’une pensée de la création qui nous fait passer de la terre maternelle à la sculpture matricielle dans une articulation entre la nature, l’art et le féminin [34].

Poser à partir de l’évidement une analogie entre la statue et le livre est original, tout en évoquant le parallélisme récurrent de la composition romanesque et de l’architecture. De fait, dans Le Veilleur du jour, c’est avec un monument que le livre est mis en relation. Le Veilleur du jour, dont l’écriture est attribuée donc à Ludovic Lindien, rapporte l’histoire de Barthélémy Lécriveur, le père de Ludovic, à qui est confiée la garde d’un mystérieux monument dans la ville de Terrèbre. Le secret de ce monument labyrinthique est donné par un livre qui y est caché. Celui-ci aide à décrypter la disposition du monument et les symboles gravés qui y sont inscrits : livre de pierre [35], donc, très hugolien en apparence. En apparence en effet car si le monument est un livre, sa complexité mouvante appelle à la fois une lecture infinie [36] et un processus infini d’écriture : « Chaque page tournée doit en engendrer une ; le livre ancien s’enroule, un autre se déroule – il faut le mettre à jour » [37]. Cette écriture infinie est là encore multiple ; le journal de Barthélémy Lécriveur a pour pendant, pour « envers », l’enquête rédigée à son insu par l’inspecteur Molavoine, qui hante lui aussi le monument [38] – et dont l’écriture est d’ailleurs modifiée par celui-ci :

 

A la différence des narrations accumulées antérieurement dans ses archives où tout événement et toute circonstance sont décrits de manière si impersonnelle qu’on croirait que ce sont les choses mêmes qui prennent la parole (…), maintenant il rédige son récit à la première personne en l’ordonnant sur le fil du temps, si bien qu’il ne peut séparer ce qu’il vit, jusque dans le détail le plus intime, de ce qu’il ne voit pourtant qu’à la condition de s’en tenir à distance [39].

 

L’écriture utilitaire du serviteur de l’Etat devient au contact de la pierre « l’écriture opaque », imaginative, du poète.

 

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[23] J. Abeille, « Sur l’origine de la parole », Les Carnets de l’explorateur perdu, Toulouse, Ombre, 1993, p. 69. Le peuple des enfants d’Inilo, peuple originaire du Cycle des contrées, à la mythologie duquel le mythe cité appartient, est à l’origine à la fois des statues et d’une écriture symbolique ancrée dans la nature. Cf. Les Barbares, p. 520 et p. 465 sq.
[24] Voir J. Abeille, « Notes contre la logique », Bulletin de liaison surréaliste, n° 10, 1976, reproduit par P. Vilar, art. cit., p. 73.
[25] J. Abeille, Les Barbares, Paris, Attila, 2011, p. 331.
[26] Cela correspond à la langue opaque que Jacques Abeille oppose à la langue utilitaire dans le texte précédemment cité.
[27] J. Abeille, La Barbarie, Paris, Attila, 2011, p. 77.
[28] J. Abeille, Le Veilleur du jour [1986], Paris, Le Tripode, 2015, pp. 65-66.
[29] J. Abeille, Les Barbares, Op. cit., p. 348.
[30] Ibid., p. 340.
[31] Ibid., p. 506.
[32] La Barbarie, Op. cit., p. 78.
[33] Ibid., p. 56.
[34] Voir I. Rialland, « Le corps perdu : penser l’art à l’ère de la barbarie. Les Barbares et La Barbarie de Jacques Abeille », Le Dépossédé, Op. cit., pp. 143-157.
[35] « La pierre étendant ses salles et ses corridors était le livre ouvert et le livre, page après page, était le bâtiment, son histoire, sa forme, son poids et son achèvement », J. Abeille, Le Veilleur du jour, Op. cit, p. 220.
[36] « Et, s’engageant plus avant dans la rêverie, il alla jusqu’à imaginer l’ensemble du bâtiment animé du glissement fantastique de tous ses éléments et repliant sur lui-même l’infini de ses messages comme un livre qu’on referme », Ibid., pp. 235-236.
[37] J. Abeille, Le Veilleur du jour, Op. cit., p. 420. Voir aussi p. 425.
[38] Molavoine pénètre dans le bâtiment grâce au basculement d’une pierre qui évoque l’ouverture d’un livre, et à travers une galerie qui évoque une pénétration sexuelle – il ne parvient ainsi à accéder à l’intérieur du document qu’après sa nuit d’amour avec Barberine (Le Veilleur du jour, Op. cit., pp. 403-407) : la sculpture creusée, le monument pénétré sont féminins – comme l’art véritable selon Abeille.
[39] Ibid., p. 410.