Le sculptural chez George MacDonald :
création divine, artistique et poétique

- Ian Grivel
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Mais plus généralement, on peut percevoir cette dimension sculpturale de son œuvre dans son propre style d’écriture. Par exemple, dans certains de ses romans, on trouve au détour d’une page, une description sculpturale du monde. Un bon exemple se trouve dans l’histoire enchâssée « My Uncle Peter » du roman Adela Cathcart où le narrateur, un matin d’hiver, se met à percevoir le monde enneigé par le biais d’un regard sculptural. L’espace naturel environnant est soudain perçu comme une création de marbre encore inachevée :

 

Le matin suivant, je sortis dans la neige. Depuis l’orage de cette terrible nuit, elle était tombée encore en silence et en abondance ; et maintenant au soleil, le monde – les maisons et les arbres, les mares et les rivières – était comme une création, plus qu’une ébauche, mais loin d’être terminée – en marbre [27].

 

L’œil du poète voit ainsi le monde comme un univers de marbre encore informe mais qui ne demande qu’à être sculpté sous sa plume. Dans d’autres cas, c’est le personnage même qui peut avoir la sensation d’être sculpté par le monde environnant, comme dans le roman What’s Mine’s Mine :

 

Je levai les yeux vers le ciel ; il était sans limites [...] ; l’espace infini descendit sur moi, et me saisit, et me tint bloqué. Il s’approcha au plus près – comme si j’eusse été une forme sur laquelle toute la nature prenait le moule [28].

 

Pris dans un élan de romantisme, le narrateur exprime ici son rapport à l’univers par une image sculpturale. Le sentiment d’appartenance au monde, caractérisé dans cet exemple par l’oppression, se communique par la métaphore du moulage. Ainsi, dans l’espace scriptural, le sculptural peut être tout autant une façon de porter son regard sur le monde, qu’il peut devenir le mode d’expression d’une sensation intériorisée de son contact avec ce monde. L’écriture de MacDonald imite ainsi la double dimension de la sculpture, en se voulant à la fois visuelle et tactile.

Dans son style narratif, George MacDonald emprunte donc clairement des éléments du monde de la sculpture pour rendre davantage perceptible l’univers alentour ainsi que l’espace intime du personnage. En mélangeant le scriptural et le sculptural, il donne une consistance certaine à ses descriptions romanesques. C. S. Lewis d’ailleurs, pour décrire le style de son mentor, parlera de « la texture de son écriture » qui lui confère une expression « precise, weighty » (au sens de « important » mais tout en gardant l’acception de « pesanteur », de « poids » des mots) et qui « acquiert un côté tranchant » tout en gardant un style écossais plein « d’ornements décoratifs » [29]. Lewis décrit donc le style de MacDonald comme si ce dernier était pourvu d’un corps concret et artistique, ou du moins d’une certaine dimension tactile plus traditionnellement associée à la sculpture. L’écriture devient alors palpable pour le lecteur.

Mais c’est encore MacDonald lui-même qui a le mieux décrit cette complémentarité de l’écriture et de la sculpture. Dans son poème Brother Artist ! il en appelle à une collaboration entre écrivain et sculpteur, afin d’aboutir à des créations plus complètes. Il a besoin des mains du sculpteur pour ciseler sa poésie, tailler ses mots comme du marbre. Les gestes du sculpteur font alors partie de l’acte d’écriture. Le poème se présente d’ailleurs dès le départ comme un appel à l’aide lancé par le poète à ses frères artistes dont il a besoin pour compléter son œuvre. Celle-ci ne pourra être entière sans l’art du sculpteur pour le guider. C’est pourquoi, la tâche de l’écrivain ou du poète est de chercher une collaboration :

 

Frère artiste ! aide-moi ; viens !
Les artistes sont un groupe mutilé :
J’ai des mots mais pas une main ;
Tu possèdes des mains, cependant tu es muet.

Si j’avais les tiennes, quand les mots viennent à manquer –
[…]
De puissantes formes raconteraient l’histoire [30].

 

Le poète souhaite utiliser les talents du sculpteur pour réaliser une œuvre plus forte, alliant la perfection des mots à celle de l’image et des formes sculptées. C’est pourquoi il se prend à rêver qu’il obtient un instant les mains de l’artiste pour réaliser une œuvre idéale et animée :

 

Si j’avais les siennes qui courtisent au fur et à mesure
Le marbre pour en gagner l’enfant cachée,
Issue d’une passion dépourvue de souillure,
Blanche comme la neige, se tiendrait ma Psyché ! [31]

 

L’auteur emprunte donc les dons de ses frères artistes pour créer son chef d’œuvre. Il puise auprès d’eux les images que les mots ne peuvent parfois exprimer. Sans ce concours, chacun est voué à rester un artiste incomplet, infirme même :

 

Mutilé, un peu d’aide, je t’en prie ;
Les mots ne peuvent faire qu’une partie ;
Laisse ta main à mon cœur obéir,
Dis ce que j’aimerais dire [32].

 

Poussant l’analogie plus avant, il dit se sentir lui-même quelque peu sculpteur, prêt à faire jaillir son âme ou sa psyché, du marbre. Il souhaite extraire des pierres de la « carrière de [son] cœur » [33] pour bâtir son œuvre avec l’aide de ses frères artistes. Mais la relation est à double sens, car le poète peut aussi devenir la source d’inspiration du sculpteur. Il peut deviner les mots qui manquent aux artistes dépourvus de voix, et leur prêter « parole forte ». C’est pour cela qu’il termine son poème en proposant en retour son aide à l’artiste en lui disant que si un jour il a « besoin de quelques mots pour améliorer [son œuvre] », il sera « prêt pour son appel » [34].

On comprend donc dans ce poème que la perception que MacDonald a de l’acte d’écriture repose sur la complémentarité des auteurs et des artistes. Par des jeux de correspondances et d’échos entre les arts, le poète et le sculpteur sont les deux expressions d’une même création artistique, renvoyant elle-même à la Création suprême de Dieu. Du scriptural au sculptural, en passant par le scripturaire, George MacDonald développe clairement un style à la croisée de trois expressions : le divin, le poétique et l’artistique. C’est pourquoi on pourrait appliquer en conclusion pour définir le style de cet auteur écossais, une citation qui ne lui est pourtant pas destinée. Nous citerons ici les propos du poète de guerre anglais Siegfried Sassoon concernant son camarade poète Isaac Rosenberg, mort dans la Somme, et dont il a écrit :

 

Scriptural [scripturaire] et sculptural sont les épithètes que je lui appliquerai. […] souvent il voyait les choses en termes de sculpture, mais il ne taillait pas, ni ne ciselait ; il modelait les mots avec une énergie et une aspiration féroces [35].

 

C’est cette même énergie sculpturale que l’on peut trouver chez George MacDonald qui raconte le monde façonné par Dieu, qui sculpte lui-même ses textes en taillant des mots comme s’il s’agissait de blocs de marbre à modeler, et qui rêve d’allier l’art du sculpteur à son propre art poétique afin de créer des œuvres toujours plus complètes.

 

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[27] G. MacDonald, Adela Cathcart, Philadelphie, D. McKay, 1911, p. 284 : « Next morning, I walked out in the snow. Since the storm of that terrible night, it had fallen again quietly and plentifully ; and now in the sunlight, the world – houses and trees, ponds and rivers – was like a creation, more than blocked out, but far from finished – in marble ».
[28] G. MacDonald, What’s Mine’s Mine, New York, G. Boutledge & Sons, 1886, p. 147 : « I looked up to the sky ; it was infinite […] ; the limitless space came down, and clasped me, and held me. It came close to me – as if I had been a shape off which all nature was taking a mould ».
[29] C. S. Lewis, preface of George MacDonald. An Anthology, Op. cit., p. xxvi : « The texture of his writing […] acquires a cutting edge […] Scotch weakness for florid ornament ».
[30] G. MacDonald, « Brother Artist ! », Works of Fancy and Imagination, vol. IV, Londres, Strahan & co., 1871, p. 156 : « Brother artist! help me – come !/Artists are a maimed band :/I have words but not a hand ;/Thou hast hands though thou art dumb.//Had I thine, when words fail –/[…]/Shapes of power should tell the tale ».
[31] Ibid., p. 157 : « Had I his, whose wooing slow/Wins the marble’s hidden child,/Out in passion undefiled/Stood my Psyche, white as snow ! ».
[32] Ibid., p. 157: « Maimed, a little help I pray ;/Words can only do a part ;/Let thy hand obey my heart,/Say for me what I would say ».
[33] Ibid., p. 157 : « From the quarry of my heart ».
[34] Ibid., p. 159 : « Need some words to make it good, / I am ready to thy call ».
[35] S. Sassoon, préface pour The Collected Works of Isaac Rosenberg, édité par I. Parsons, Londres, Chatto & Windus, 1979, p. ix : « Scriptural and sculptural are the epithets I would apply to him. [...] often he saw things in terms of sculpture, but he did not carve or chisel; he modelled words with fierce energy and aspiration ».