Pour une écriture sculpturale
Mais au-delà de la vision chrétienne de l’écriture sculpturale, George MacDonald a surtout fréquemment mis en relation les différents arts afin d’en démontrer la complémentarité. L’écriture, selon lui, se nourrit des autres arts, en leur empruntant images et techniques. Il a notamment proposé une variété de textes évoquant le travail du sculpteur qu’il présente comme un acte de création artistique semblable à celui de l’écriture, ou l’inverse. D’après lui, le poète, l’écrivain et le dramaturge sont comme des sculpteurs, créant à l’instar de Dieu, des œuvres ciselées.
MacDonald a ainsi souvent utilisé l’image du sculpteur pour expliquer ou même théoriser l’acte d’écriture. La parole de l’artiste est créatrice car elle sculpte le monde. Le marbre est remplacé par les mots qui sont taillés par l’art du poète :
Sa sculpture n’est pas faite de marbre, mais de formes vivantes et parlantes, qui s’éteignent, non pas pour céder la place à celles qui leur succèdent, mais pour être perfectionnées dans un plus noble studio [18].
S’il parle ici de Dieu qui façonne l’être humain en ce monde comme dans l’au-delà, on peut cependant lire dans ces lignes une description plus générale du processus créatif et de l’acte d’écriture. Ecrire, c’est faire comme Dieu, sans toutefois jamais l’égaler ; c’est sculpter le langage pour créer une œuvre noble. Afin d’illustrer cette conception de l’écriture, MacDonald s’est référé à William Shakespeare qui, selon lui, est, plus qu’un écrivain, un sculpteur de textes. Dans deux articles, il développe cette image du dramaturge élisabéthain comme ayant rédigé ses pièces à la manière d’un artiste travaillant le marbre. Dans The Art of Shakspere [sic], il explique que même les passages écrits de manière peut-être inconsciente, sont une marque de la grandeur de son travail, comme les coups de ciseaux du sculpteur qui parfois produisent plus que l’effet initialement escompté :
Il ne paraîtra pas probable que, chez un écrivain comme Shakspere [sic], nous trouvions beaucoup d’indications d’un art présent et opérationnel, dont lui-même n’eût pas été conscient. Certaines vérités peuvent être révélées par lui qu’il ne connaissait que potentiellement ; mais il est peu probable que les marques de son travail, quant au résultat de la pièce, soient fortuites ou que l’œuvre ainsi indiquée soit un travail inconscient. Un coup de maillet peut produire plus d’effet que n’espérait le sculpteur ; mais il était délibéré. Dans une pièce, il est plus facile de repérer les marques individuelles du ciseau, que dans le marbre d’où tous signes ont été retirés : dans une pièce les lignes elles-mêmes font partie du résultat… [19]
De même, dans la préface de son édition d’Hamlet, MacDonald tout en critiquant une ancienne édition de la pièce datant de 1603, compare encore la qualité de l’écriture shakespearienne au travail d’un maître sculpteur :
Ma théorie est (…) qu’elle a été imprimée à partir d’une ébauche de la pièce (…). Je pense plutôt que quelqu’un du théâtre, (…) tombant sur cette masse embryonnaire brute dans les mains du poète, se jeta traîtreusement dessus, et la donna aux imprimeurs – portant ainsi un coup ignominieux au poète, comme si l’ouvrier d’un sculpteur avait réalisé un moulage à partir d’une figure d’argile sur laquelle son maître travaillait depuis seulement quelques jours, et en avait publié des moules comme étant le travail du sculpteur [20].
Dans ces deux textes, MacDonald expose sa vision de l’acte d’écriture par sa comparaison avec l’art du sculpteur. L’un informe l’autre et chacun devient complémentaire. Ainsi, écrire et sculpter vont de pair. Ces artistes partagent les mêmes techniques de création : tailler équivaut à écrire ; marquer une page d’encre, c’est comme façonner le marbre ; manier le ciseau, c’est tenir la plume.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles on trouve souvent la figure du sculpteur dans ses œuvres, que ce soit dans ses poèmes comme The Unseen Model [21] qui décrit le travail d’un sculpteur durant toute une nuit, ou dans sa pièce de théâtre If I Had a Father [22] qui se déroule dans le studio d’un artiste et qui est centrée sur le personnage du sculpteur Arthur Gervaise. De même, dans un de ses plus célèbres romans, Phantastes, où surgissent de nombreuses statues ainsi que des références à Pygmalion, l’auteur se plaît à imaginer un héros qui, lors d’une de ses aventures, parvient à donner vie à une statue comme à une autre Galatée. Cependant, contrairement à la fable ovidienne, ce n’est pas une intervention divine, ni l’art du sculpteur qui va donner vie à cette statue. C’est au contraire l’imagination poétique qui, achevant le travail de l’artiste, va l’animer. Dans un premier temps, c’est au travers d’un rêve que cette animation se produit : « Je rêvai que (…) toutes les statues étaient animées, désormais plus des statues, mais des hommes et des femmes – tous dotés de formes de beauté ayant jailli de l’esprit du sculpteur » [23]. Puis dans un second temps, c’est par l’art de la poésie qu’une statue va être réellement dotée de la vie : « la beauté de marbre (…) jaillit de sa tombe à l’appel de mes chants » [24]. C’est la parole, plus que les mains du sculpteur qui vont donner naissance à cette statue vivante. Les mots du poète achèvent l’œuvre commencée par le sculpteur qui lui avait donné l’illusion du mouvement. C’est au travers d’un long poème de seize octains chanté devant son piédestal, que la statue va s’animer pour de bon : « toujours, tandis que je chantai, grandirent les signes de vie » [25]. Les mots ont un pouvoir créatif aussi fort, voire supérieur à celui du sculpteur qui ne peut donner qu’une apparence d’animation. L’écrivain, par contre, peut lui donner vie dans son récit, ainsi que le narrateur par sa parole magique. Selon MacDonald, le poète est en cela détenteur d’un pouvoir réel : « Le pouvoir du chant me vint » [26]. Le verbal et le scriptural se présentent bel et bien ici comme le prolongement naturel du sculptural. Ainsi, ces deux modes d’expression dotés d’une force créatrice se révèlent des arts aussi puissants que complémentaires.
[18] G. MacDonald, « The Imagination: its Functions and Its Culture », A Dish of Orts, Chiefly Papers on the Imagination, and on Shakspere, Londres, S. L. Marston, 1895, p. 4 : « His sculpture is not in marble, but in living and speech-giving forms, which pass away, not to yield place to those that come after, but to be perfected in a nobler studio ».
[19] Ibid., pp. 142-143 : « it will not seem likely that, in such a writer as Shakspere [sic], we should find many indications of present and operative art, of which he was himself unaware. Some truths may be revealed through him, which he himself knew only potentially ; but it is not likely that marks of work, bearing upon the results of the play, should be fortuitous, or that the work thus indicated should be unconscious work. A stroke of the mallet may be more effective than the sculptor had hoped; but it was intended. In the drama it is easier to discover individual marks of the chisel, than in the marble whence all signs of such are removed: in the drama the lines themselves fall into the general finish… ».
[20] G. MacDonald, « Preface » à William Shakespeare, The Tragedie of Hamlet, Prince of Denmarke; a Study with the Text of the Folio of 1623, Londres, Longmans, Green, and Co., 1885, pp. viii-ix : « My theory is […] that it was printed from Shakspere’s sketch for the play […]. I rather think some fellow about the theatre, […] chancing upon the crude embryonic mass in the poet’s hand, traitorously pounced upon it, and betrayed it to the printers — therein serving the poet such an evil turn as if a sculptor’s workman took a mould of the clay figure on which his master had been but a few days employed, and published casts of it as the sculptor’s work ».
[21] G. MacDonald, « The Unseen Model », The Poetical Works of George MacDonald, vol. 2, Op. cit., pp. 101-103.
[22] G. MacDonald, « If I Had a Father », Stephen Archer and Other Tales, Birmingham, Combridge, 18--.
[23] G. MacDonald, Phantastes, Londres, J. M. Dent & Sons, 1940, p. 138 : « I dreamed that […] all the statues were in motion, statues no longer, but men and women — all shapes of beauty that ever sprang from the brain of the sculptor ».
[24] Ibid., p. 138 :« the marble beauty […] sprang from her tomb at the call of my songs ».
[25] Ibid., p. 148 : « ever as I sang, the signs of life grew ».
[26] Ibid., p. 142 : « The power of song came to me ».