Masculinité de la synthèse
Le choix de Sigismond Malatesta comme figure proéminente des Cantos pour des raisons politiques et esthétiques permet à Pound d’allier deux thématiques qui lui sont chères et qui ne sont pas sans rappeler celles de Gabriele d’Annunzio, avec lequel le parallèle a souvent été effectué [28]. Ce choix s’inscrit dans une lignée de figures masculines conquérantes et héroïques choisies dans l’histoire mondiale, lignée qui irait d’Ulysse à Mussolini, en passant par Malatesta, Jefferson et Confucius. C’est l’établissement de cette lignée masculine qui a permis à de nombreux critiques d’analyser la croyance poundienne en un logos spermatikos [29], c’est-à-dire une célébration du principe masculin. L’évocation par Pound d’un matériau dominant, la pierre (ou le marbre) est associée à un idéal de dureté masculine ; il s’agit de tailler directement au burin dans un matériau résistant. Telle est la métaphore privilégiée pour le travail du poète. On retrouve ici des éléments communs avec l’esthétique futuriste développée par l’Italien Filippo Tommaso Marinetti, véritable concurrent de Pound, à la rhétorique tout aussi violente mais dans une orientation politique très différente. Si la même violence masculine et la même insistance sur l’actif et le dynamique se retrouvent dans les mots et les programmes futuristes et poundiens, le rapport à l’histoire n’est en revanche pas le même [30].
Ainsi, pour Pound, il n’est pas souhaitable de produire des œuvres qui suscitent chez l’observateur la volonté de les caresser (Pound utilise le mot « caressability »). Cela témoignerait d’un affaiblissement du pouvoir de surprise de l’œuvre, ici nommée « stimulativeness » [31]. Cette surprise, ce dynamisme non diminués par la familiarité avec l’œuvre d’art est ce qui témoigne d’une œuvre de qualité. Cette perfection de l’œuvre (moderne) transcende l’espace muséal et permet la permanence de l’art et des formes :
and if the stone can be perfect
Gaudier has left us three Ninas,
Diana crumbles in Notre-Dame des Champs
but the bronze must be somewhere,
Amphion not for museums or stone [32].
Dans ces vers extraits du Canto 107 figure Nina Hamnet, qui a posé pour les œuvres de Gaudier [33]. Elle est présente ici en tant que modèle, et non en tant qu’artiste qu’elle était pourtant. La figure féminine est donc cantonnée dans un rôle de muse, qui fait surgir le travail de l’artiste masculin. Cette insistance sur la masculinité est évoquée au sujet de nombreuses sculptures aux formes phalliques à l’époque moderniste (voir le Forage de roche d’Epstein [34] qui ne constitue qu’une des nombreuses sculptures choquant son époque car insistant sur la sexualité [35]). Pour la Hieratic Head of Ezra Pound sculptée par Gaudier, le poète avait demandé « un portrait viril » de lui. Gaudier insistait également sur la virilité nécessaire au travail du sculpteur pour tailler les matières dures directement dans le bloc de pierre et cet élément a été largement souligné lors de la « Première exposition vorticiste » de la galerie Doré à Londres en 1915 [36]. Une fois la Hieratic Head of Ezra Pound de Gaudier terminée, le poète y a vu une forme d’agrandissement moral : Gaudier lui aurait ajouté davantage de sagesse et d’assurance [37]. L’entreprise n’avait pas un but mimétique, mais se donnait pour horizon d’exprimer « certaines émotions émanant du personnage » [38]. Pound plaisantait sur l’autorité qu’il aurait eue si la sculpture avait été mimétique : tel Numa Pompilius, roi de Rome, ou tel un dieu égyptien, il aurait eu une forme de savoir et de toute-puissance. La confiance en cette masculinité du sculpteur est partagée par son modèle.
Si la pierre et sa dureté sont les éléments privilégiés par Pound, celui-ci envisage tout de même une autre matière, notamment lorsqu’il entend souligner une filiation (toujours masculine) littéraire et artistique. Dans le poème « A Pact » (qui s’insère dans le volume poétique Lustra publié en 1916), il « fait la paix » avec un de ses plus illustres prédécesseurs poétiques, auparavant dénigré par le plus jeune des deux Américains. Pound se positionne alors comme le fils qui réhabilite un père littéraire et utilise pour cela la métaphore de la sculpture sur bois :
I make truce with you, Walt Whitman –
I have detested you long enough.
[…]
I am old enough now to make friends.
I was you that broke the new wood,
Now is a time for carving.
We have one sap and one root –
Let there be commerce between us [39].
Le matériau vivant qu’est le bois permet au poète d’évoquer une lignée dont la sève serait le lien avec ses ancêtres poétiques. Bien qu’il paraisse peu compatible avec les qualités qu’il mettait en en avant au sujet de la pierre, le bois constitue dans les années 1910 un élément tout à fait central dans sa poétique, qui allie création littéraire et spiritualité centrée sur un paganisme archaïque [40]. En effet, les dieux païens des grandes mythologies du monde sont omniprésents dans Lustra, mais également dans les Cantos, largement peuplés de nymphes et autres figures mythologiques des bois, notamment dans les références déjà soulignées aux Métamorphoses d’Ovide. Plus surprenant en revanche est le retour du bois à la fin des Cantos, en lien avec la sculpture mais de façon différente :
Brancusi’s bird
in the hollow of pine trunks
or when the snow was like sea foam
Twilit sky leaded with elm boughs.
[…]
Without jealousy
like the double arch of a window
Or some great colonnade [41].
Ces vers, restés à l’état de « notes » non finalisées par le poète vieillissant, témoignent toutefois de préoccupations constantes : la sculpture permet un lien avec le divin quels que soient les matériaux utilisés. En fin de carrière, plusieurs années après ses déclarations idéologiques extrêmes, Pound reste attaché à cette filiation masculine et à la façon dont celle-ci relie l’artiste à un idéal plus grand. Signe d’une phase moins revendicative idéologiquement, le choix de la sculpture sur bois promeut une filiation esthétique mobile et vivante, là où les manifestes vorticistes plus revendicatifs insistaient sur la dureté « masculine » de la pierre. Dans les vers ci-dessus d’ailleurs, le bois est présent à l’état brut et naturel, comme le décor parfaitement structuré, spirituel et hors des contingences historiques où exposer l’Oiseau d’or de Brancusi [42]. La fin des Cantos est essentiellement tournée vers le spirituel et l’intemporel, qu’il soit incarné dans le vers ou dans la sculpture.
[28] D. Barnes, « Geographies of Politics, Geographies of Literature: Ezra Pound and Italian Modernism », Comparative American Studies, an International Journal, vol. 9, 2011, pp. 161-173.
[29] R. Humphreys, Pound’s Artists: Ezra Pound and the Visual Arts in London, Paris and Italy, Londres, Tate Gallery Publishing, 1985, p. 19. R. Pope, Creativity: Theory, History, Practice, Londres, Routledge, 2005, p. 80 retrace l’historique de cette notion fortement ancrée dans la tradition occidentale, d’Aristote à Remy de Gourmont que Pound traduisait.
[30] Voir E. Michaud, « Le Présent du futurisme. Les vertiges de l’auto-destruction », Mil Neuf Cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2003/1, n° 21, pp. 21-42 (en ligne. Consulté le 20 septembre 2024). Le rejet du passé que Pound reproche au futurisme de Marinetti et dont il se démarque, ainsi que le rapport à la guerre (plébiscitée ouvertement par Marinetti) est également souligné dans emirichard, « Ezra Pound et l’esthétique fasciste », Accattone, 7 juin 2019 (en ligne. Consulté le 20 septembre 2024). Sur la rhétorique masculine, voir A. Tomiche, « Genres et manifestes artistiques », Itinéraires, 2012/1, pp. 21-34 (en ligne. Consulté le 20 septembre 2024).
[31] H. Zinnes, Ezra Pound and the visual arts, Op. cit., p. 12. L’article de Pound qui y est reproduit est intitulé « Affirmations, Jacob Epstein » et a été publié pour la première fois dans The New Age le 21 janvier 1915.
[32] E. Pound, The Cantos, Op. cit., p. 781. Traduction française, Ezra Pound, Les Cantos, nouvelle édition revue et augmentée, dir. Y. di Manno, trad. J. Darras, Y. di Manno, P. Mikriammos, D. Roche et F. Sauzey, Flammarion, Mille et une pages, 2002, pp. 783-784 : « et si la pierre peut être parfaite/Gaudier nous a laissé trois Ninas,/Diane en péril à Notre-Dame des Champs/mais le bronze doit être quelque part/ou la pierre ».
[33] Voir une photo de ces sculptures en marbre sur le site de la Tate Gallery de londres (en ligne. Consulté le 20 septetembre 2024).
[34] Voir sa version complète d’origine (en ligne. Consulté le 20 septembre 2024) et ce qu’il reste de la sculpture actuellement (en ligne. Consultés le 20 septembre 2024)..
[35] B. Vere, « A Token of Triumph Cut Down to Size: Jacob Epstein’s Rock Drill as Fetish Object », Sculpture, Sexuality and History : Encounters in Literature, Culture and the Arts from the Eighteenth Century to the Present, sous la direction de Jana Funke et Jen Grove, Palgrave Macmillan, 2019, pp. 125-143.
[36] M. Antliff, « Sculptural Nominalism/Anarchist Vortex: Henri Gaudier Brzeska, Dora Marsden, and Ezra Pound », The Vorticists: Manifesto for a Modern World, sous la direction de M. Antliff et V. Greene, Londres, Tate Publishing, 2010, pp. 47-57. L’ouvrage est un catalogue de l’exposition présentée entre septembre 2010 et septembre 2011.
[37] E. Pound, A Memoir of Henri Gaudier-Brzeska, Op. cit., p. 50.
[38] Ibid., « It will be the expression of certain emotions which I get from your character ».
[39] E. Pound, Poems and Translations, Op. cit., p. 269. Traduction française, E. Pound, Poèmes, Op. cit., pp. 131-132 : « Je signe un pacte avec toi, Walt Whitman – / Je t’ai détesté assez longtemps. / […] / Je suis d’âge à m’entendre avec toi. / C’est toi qui as fait pousser le bois nouveau, / Maintenant, il faut le sculpter. / Nous avons la même sève et la même racine – / Que le dialogue s’instaure entre nous ! »
[40] Pour la dimension occulte et magique du modernisme à l’époque de Pound, et en particulier son articulation entre langage et dimension picturale, voir les chapitres 4 et 5 dans Leigh Wilson, Modernism and Magic: Experiments with Spiritualism, Theosophy and the Occult, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2013.
[41] E. Pound, « Notes for CXVII et seq. », The Cantos, Op. cit., p. 821. Traduction française, E. Pound, Les Cantos, Op. cit., p. 819 : « L’oiseau de Brancusi / dans le repli des pins / ou quand la neige était comme l’écume / Le ciel au crépuscule serti de rameaux d’orme. / […] / Sans jalousie/comme l’arche double d’une fenêtre / Ou une grande colonnade ».
[42] Pour une analyse comparatiste de la dimension ésotérique de la sculpture de Brancusi telle qu'elle est perçue par W. B. Yeats et E. Pound, voir C. Estrade, « Formes et plans : l’alchimie Brâncuşi en poésie moderniste anglophone (Ezra Pound, Williams Butler Yeats) », CHER Culture et Histoire dans l’Espace Roman, n° 17, automne 2016, pp. 41-50 (en ligne. Consulté le 21 octobre 2024).