Mêlant différentes époques et différents arts, Pound cite un exemple de dépendance mutuelle entre sculpture et poème, avec une interprétation finale discutable. Dans un article d’abord publié dans la revue The New Age en janvier 1915, il évoque « La Vieille Heaulmière » de Rodin dont l’art produit un effet mitigé : si le sujet est hideux, l’œuvre d’art n’en est pas moins belle grâce à la main de Rodin [20]. Pourtant, l’intérêt de « La Vieille Heaulmière » serait purement sentimental : c’est la conscience de la fuite du temps et de la jeunesse perdue, conjugué au titre du poème de Villon, qui donnerait sa force à cette œuvre de Rodin. Et Pound de conclure que sans le titre littéraire, la sculpture perdrait de sa force. La question du rapport entre scriptural et sculptural se pose donc dans les deux sens. Dans l’exemple de Rodin, la question de la reconnaissance des références et du jeu qu’elle implique entre artiste qui produit l’œuvre et personne qui la reçoit est centrale pour Pound dans le cadre de la poésie moderniste expérimentale, puisqu’elle interroge les modes de lecture et les modes d’appréhension de l’œuvre, tout en ajoutant une dimension temporelle (reçoit-on l’œuvre de la même façon lorsqu’elle nous est déjà familière ?). Les commentaires critiques de Pound à l’égard de la sculpture de son temps ainsi que son propre rapport aux arts plastiques (qu’il tente de transposer en poésie) permettent d’interroger les liens que ces deux modes de production esthétique entretiennent.
Pound entend en effet se nourrir des apports des autres arts et tenter des transpositions en poésie. Malgré ces rapprochements, le poète insiste de façon récurrente le côté irréductible de chaque art. Il est donc peu pertinent de demander au sculpteur d’offrir une reformulation verbale de son œuvre [21] dans la mesure où la fonction de l’artiste est précisément de formuler ce qui n’a pas encore trouvé de mode d’expression, qu’elle soit verbale, plastique ou musicale. C’est l’interprétation que donne Pound des statues « Jour » et « Nuit » de Jacob Epstein. Si l’idée de nuit ou jour a déjà été exprimée par la langue, la sculpture permet une autre dimension.
Sculpture, hybridité et idéologie
A mesure que sa carrière avance, la réflexion poétique et esthétique se double chez Pound de préoccupations économico-politiques. Il recherche des figures dans les témoignages historiques (à entendre au sens large car cela inclut épopées et annales au même titre que documents d’archives, etc.) pour montrer qu’arts et politique sont compatibles et même nécessaires à un bon gouvernement. Pound entend ainsi remédier aux défauts qu’il voit dans la société de son époque. Ces hommes politiques qui auraient été à même de gouverner tout en protégeant les arts constituent pour lui autant de précédents et de figures exemplaires. Parmi celles-ci, on compte également des figures littéraires tel Ulysse, l’essentiel pour Pound étant l’exemplarité et le caractère héroïque attribuable à ces figures masculines.
Au cours de ses recherches, Ezra Pound découvre la figure de Sigismond Malatesta, impitoyable chef de guerre de la Renaissance italienne à l’origine d’un temple, le Tempio : ce bâtiment devient l’emblème de la trajectoire personnelle de Malatesta tout comme les Cantos deviennent celui de Pound. Le Tempio consiste en une chapelle, remodelée en temple païen et redécorée au fil du temps avec des œuvres pillées ailleurs, dédiée à sa maîtresse (plus tard devenue sa femme), Isotta. Dans les descriptions que fait Pound de cet édifice, les préoccupations économiques (le coût de la pierre, la rémunération des sculpteurs [22]) se mêlent à la dimension religieuse et spirituelle, ainsi qu’à la dimension historiographique que revêt l’édifice, véritable palimpseste et témoignage de différentes époques et croyances. Dans le même temps, le temple devient un symbole des Cantos eux-mêmes. Le bâtiment est véritablement hybride ; il combine le style gothique des chapelles privées d’origine gardé par Leon Battista Alberti (architecte pour l’extérieur) et les sculptures intérieures d’Agostino di Duccio. L’hybridation de ce bâtiment trouve son parallèle dans le texte poétique qui lui aussi pille l’histoire de fragments textuels de toute sorte, les réorganise et brouille la construction par des ajouts en filigrane. Pour les changements effectués sur le temple de son vivant, Malatesta a procédé par adjonctions. Les constructions antérieures ne sont pas effacées mais il y a eu ajouts et réagencements, ainsi que superpositions. L’écriture poundienne dans les Cantos effectue un travail tout à fait comparable. Selon Michael North, Pound n’est plus à ce stade sculpteur mais collectionneur : il ne s’agit plus de retrancher de la matière mais d’en ajouter jusqu’à un foisonnement qui rend l’œuvre quasiment impossible à appréhender [23].
En 1934, Pound fait la critique d’un ouvrage intitulé Stones of Rimini et portant précisément sur le Temple Malatesta [24]. Dans cette critique, Pound fait l’éloge de la méthode de l’auteur, Adrian Stokes. Pour le poète américain, Stokes s’oppose à la méthode de ses prédécesseurs qui analysaient la sculpture des modernes dans des termes inappropriés car guidés par les canons de la sculpture classique alors que Stokes observe quant à lui la pierre pour elle-même en tentant de l’interpréter dans ses propres termes, ceux du XVe siècle. L’observation réelle du matériau et de ses particularités permettrait de comprendre l’œuvre dans son contexte temporel propre. D’autre part, le Tempio est bien perçu comme un exemple de « juxtaposition » [25], comme un « medley » ou encore une « synthèse osée » [26] qui ne masque pas la différence entre les différents détails qui composent le tout. La quasi-absence de réelle unité est présentée comme un élément positif [27]. Le parallèle avec l’œuvre majeure de Pound (qui avait composé environ une quarantaine de Cantos à ce stade) est évident : Pound justifie ainsi une organisation dont la possibilité d’une unité finale s’éloigne irrémédiablement.
Au Canto 60, c’est un autre édifice qui apparaît, sous la forme d’un palais de la généalogie royale chinoise, mais la même préoccupation est palpable : il s’agit de collectionner le meilleur de l’histoire de l’art dans le palais d’un dirigeant politique sensible à un discours juste et sensible, au mot dans sa forme la plus vraie. Ce qui est en jeu ici également, c’est la sincérité de l’artiste et du discours, sous l’égide d’un dirigeant politique à la sensibilité esthétique. Si le doute était encore permis dans les années précédentes, il ne l’est plus en 1940, au moment où le Canto 60 est publié. Pound avait alors déjà largement affiché son soutien au fascisme de Mussolini ; la récupération idéologique et les choix politiques désastreux faits par le poète américain se feront plus visibles encore dans le travail des années suivantes, toutes déclarations confondues, à l’écrit ou à l’oral.
[20] Ibid., p. 98.
[21] Voir l’article « Epstein, Belgion and Meaning », publié dans la revue The Criterion en avril 1930, dans H. Zinnes, Ezra Pound and the visual arts, Op. cit., pp. 162-163.
[22] E. Pound, The Cantos, New York, New Directions, 1996, pp. 34-41 (Canto 9).
[23] M. North, « The Architecture of Memory: Pound and the Tempio Malatestiano », American Literature vol. 55, n° 3, oct. 1983, p. 383. Voir également M. North, The Final Sculpture: Public Monuments and Modern Poets, Ithaca, Cornell University Press, 1985. La référence à Pound sculpteur est établie de longue date, notamment depuis l’étude incontournable de Donald Davie, Ezra Pound: Poet as Sculptor, New York, Oxford University Press, 1964.
[24] H. Zinnes, Ezra Pound and the visual arts, Op. cit., pp. 167-169.
[25] Ibid., p. 167.
[26] Ibid., p. 168.
[27] Voir également R. Read, « The Unpublished Correspondence between Ezra Pound and Adrian Stokes: Modernist Myth-Making in Sculpture, Literature, Aesthetics and Psychoanalysis », Comparative Criticism, vol. 21, 1999, pp. 79-127.