La métaphore sculpturale chez
Ezra Pound, un idéal poétique
et idéologique de la masculinité

- Charlotte Estrade
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Résumé

Comment « sculpter la rime » et quels rapports celle-ci peut-elle entretenir avec la sculpture de la pierre, mais aussi du bois ? C’est en tentant de répondre à ces questions qu’Ezra Pound nous amène à réfléchir sur les ponts possibles entre les différentes formes d’art et la façon dont ceux-ci sont incarnés dans le texte et dans l’histoire, tous deux considérés à travers des monuments architecturaux (le temple Malatesta par exemple). En établissant un fil conducteur entre des artistes essentiellement masculins (notamment Brancusi, Gaudier-Brzeska, Epstein), le logos spermatikos du poète américain relie les traditions (la sculpture moderniste et l’Egypte par exemple) dans une vision qui touche aux limites idéologiques et humaines.

Mots-clés : poésie moderniste, Ezra Pound, Temple Malatesta, hybridité, idéologie

 

Abstract

How can verse be chiseled in the same way as stone or wood? What relations can sculpture and poetry have? Trying to answer these questions, Ezra Pound affords us with numerous bridges to throw between various art forms. Texts and monuments (the Malatesta Temple for example) all become historical testimonies which enable Pound to outline a genealogy of male artists (among whom feature Brancusi, Gaudier-Brzeska, Epstein). Eventually, this article shows how Pound’s logos spermatikos links traditions (from modernist sculpture to Ancient Egypt) while reaching the limits of ideology.

Keywords: modernist poetry, Ezra Pound, Tempio Malatestiano, hybridity, ideology

 


 

 

« “Sculpter” la rime » (« the "sculpture" of rhyme » [1]) : dans le poème « Hugh Selwyn Mauberley » (1920), Ezra Pound (1885-1972) exprime une ligne directrice claire pour sa poésie expérimentale, qui consisterait à sculpter le vers à la manière de la pierre. Selon le poète américain, le vers doit avoir la même dureté, la même précision de contour, la même unité qu’une œuvre sculpturale. Les essais critiques de Pound sur la sculpture informent et guident en effet sa conception de la poésie. Souvent, la réflexion du poète sur la sculpture se mêle également à une préoccupation pour l’architecture, notamment dans le cadre particulier du monument hybride que constitue le Temple Malatesta en Italie et qui constitue une métaphore de l’écriture poundienne. On a souvent reproché à Pound de vouloir faire de son œuvre un substitut portable du British Museum [2] tant les références aux artefacts et œuvres diverses sont nombreuses dans le long poème The Cantos. Fort de ses nombreux et fructueux contacts avec Henri Gaudier-Brzeska, Constantin Brancusi et Jacob Epstein, Ezra Pound rapproche les arts pour mettre en avant un matériau principal : la pierre. Il s’agit ici d’analyser la présence de ce matériau comme élément d’analogie privilégié avec la poésie, ainsi que l’implication idéologique d’un tel choix. En effet, dans la façon dont Pound met en avant des sculpteurs hommes et dans les commentaires effectués sur le procédé sculptural pensé comme équivalent à l’écriture poétique, on verra comment le propos poundien est au service d’une idéologie misogyne et fasciste.

Dès 1920, dans le long poème « Hugh Selwyn Mauberley » (publié à plusieurs reprises, avec d’autres poèmes), Ezra Pound tente un rapprochement entre la poésie et les autres arts. Le poème constitue un lieu de réflexion privilégié sur les arts visuels et sur la sculpture en particulier, dans ce qu’elle apporte à la conception poundienne de la poésie. Ce poème fait suite à de nombreux articles écrits par Pound dans les années 1910 et poursuit les interrogations du poète sur la forme, en sculpture, mais aussi en poésie. Pound cherche la forme que pourrait prendre ce qui deviendra plus tard son œuvre maîtresse, le long poème intitulé The Cantos, écrit sur près de cinquante ans (environ 1915-1965). Dans « Mauberley », on note l’éclectisme des matières plastiques évoquées, de même que la variété des époques ou des procédés artistiques :

 

The age demanded an image
Of its accelerated grimace,
Something for the modern stage,
Not, at any rate, an Attic grace;
(…)
The “age demanded” chiefly a mould in plaster,
Made with no loss of time,
A prose kinema, not, not assuredly, alabaster
Or the “sculpture” of rhyme [3]
(…)

 

Turned from the “eau-forte
Par Jacquemart”
To the strait head
Of Messalina:

 

“His true Penelope
Was Flaubert”,
And his tool
The engraver’s

 

Firmness,
Not the full smile,
His art, but an art
In profile;

 

Colourless
Pier Francesca,
Pisanello lacking the skill
To forge Achaia [4]

 

Dans les différentes sections de ce poème, ainsi que dans cet extrait en particulier, Ezra Pound évoque de nombreuses matières (le plâtre, l’albâtre, le marbre). Dans une republication de 1926, une section de ce poème est précédée d’une citation des Métamorphoses d’Ovide. Si les citations tirées de cette œuvre sont légion dans le travail poétique d’Ezra Pound, elles n’en signalent pas moins ici la grande plasticité de la poésie telle que la conçoit cet auteur. A défaut de pouvoir vraiment les superposer à la façon d’un feuilletage de couches successives comme en arts plastiques, le poète rapproche également les époques : Grèce antique (Attique, Achaïe), Renaissance italienne (Piero della Francesca, Pisanello) et Europe de la fin du XIXe siècle (Jules Jacquemart, 1837-1880, graveur du frontispice pour l’édition de 1881 d’Emaux et Camées de Théophile Gautier). Dans l’extrait ci-dessus de « Mauberley », Pound mêle également les genres et les procédés artistiques : théâtre, sculpture (Messaline), gravure (eau-forte) sont rapprochés de l’écriture poétique. Sculpter le vers, telle serait la mission du poète (Mauberley est en 1920 l’avatar esthète de Pound), dont le travail se doit d’être aussi précis que la prose de Flaubert et aussi tranchant que le travail de la gravure (« pour outils, ceux du graveur »).

 

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[1] E. Pound, Poems and Translations, New York, The Library of America, 2003, p. 550. Le poème « Hugh Selwyn Mauberley » est également disponible sur le site Poetry Foundation (en ligne. Consulté le 20 spetembre 2024).
[2] E. Pound, Literary Essays, New York, New Directions, 1968, p. 16.
[3] E. Pound, Poems and Translations, Op. cit., pp. 549-550. Traduction française, Ezra Pound, Poèmes, choix et introduction de T. S. Eliot, suivi de Hommage à Sextus Propertius, traduit par M. Pinson, S. Sartoris et A. Suied, Paris, Gallimard, 1985, p. 236 : « Cet âge exigeait l’image / De ses grimaces exagérées, / Appropriée à la scène moderne, / Sans nulle grâce Attique ; (…) // Cet âge exigeait son masque de plâtre, / Non d’albâtre, en prise rapide, / Une prose de cinéma, / Non la sculpture des rimes [sic pour la ponctuation] ».
[4] E. Pound, Poems and Translations, Op. cit., pp. 557-558. Traduction française, Ezra Pound, Poèmes, Op. cit., p. 247 : « De "l’eau forte / Par Jacquemart" / Au portrait sévère / De Messaline : // "Il eut en Flaubert / Sa vraie Pénélope", / Et pour outils / Ceux du graveur. // Vigueur, / Sourire esquissé, / Un art / De profil. // Fade Piero / Della Francesca, / Pisanello sans l’art / De trouver l’Achaïe ».