C’est donc un art holistique, hybride, qui biaise (« Un art / De profil »), qui s’esquisse ici chez Pound et qui se confirme dans la suite de sa carrière. La recherche artistique de Pound, son idéal poétique, mais qui se nourrit des autres arts, consisterait à réconcilier des contraires : le divin et l’humain, le permanent et le contingent, le mouvement (« kinema ») et l’immobilité. Pound utilise peu ou prou le même vocabulaire lorsqu’il commente la Hieratic Head of Ezra Pound (1914) [5] d’Henri Gaudier-Brzeska :
The bust of me was most striking, perhaps, two weeks before it was finished. I do not mean to say that it was better, it was perhaps a kinesis, whereas it is now a stasis; but before the back was cut out, and before the middle lock was cut down, there was in the marble a titanic energy. (…) Great art is perhaps a stasis. (…) There is in the final condition of the stone a great calm [6].
Pound commente ici le travail du sculpteur mais réfléchit également sur les effets produits par l’art plus généralement, et par sa poésie en particulier, dans la mesure où elle aussi est en perpétuel mouvement et en constante construction. Pound travaille sa matière poétique par sélection et retraits, notamment dans le cas de documents historiques scrupuleusement choisis et insérés dans ses poèmes. Dans les années 1914-1915, Pound s’associe à l’esthétique vorticiste, dont les principaux traits sont l’intensité, la concision, la clarté, la précision. Pour les poètes modernistes également, la poésie et les autres arts doivent se défaire de ce qui est ornement, pour atteindre une forme de concision et de concentration des effets et des images suscitées dans l’esprit du lecteur. Cette esthétique découle d’un premier mouvement littéraire, l’imagisme, créé par Pound quelques années auparavant. Déjà dans The Spirit of Romance (1910), il opposait la clarté des Métamorphoses d’Ovide au style trop fleuri de L’Ane d’or d’Apulée. Quelques années plus tard, Pound précise le propos pour les apprentis poètes dans un essai publié dans le magazine Poetry en mars 1913 : « N’utilisez aucun mot superflu, aucun adjectif s’il ne révèle pas quelque chose » [7]. Il s’agit donc de retirer tout ce qui ne contribue pas à la précision du poème, à l’image du sculpteur qui enlève de la matière jusqu’à ce que l’œuvre prenne forme. A la question de l’image (préoccupation première des Imagistes dont Pound constitue la tête de file dans la première moitié des années 1910), le vorticisme ajoute une préoccupation pour la ligne et les plans.
Hiérarchisation de différentes traditions sculpturales
En 1914, Henri Gaudier-Brzeska définit les grands principes de son travail, que Pound publie à nouveau dans l’ouvrage qu’il consacre au sculpteur [8] :
Sculptural feeling is the appreciation of masses in relation.
Sculptural ability is the defining of these masses by planes.
[…]
PLASTIC SOUL IS INTENSITY OF LIFE BURSTING THE PLANE [9]
A partir de ces observations, reprises de nombreuses fois dans sa prose critique au sujet de la sculpture de son époque (essentiellement celle d’Epstein, de Brancusi et de Gaudier-Brzeska), Pound établit une classification et une hiérarchie. La sculpture grecque serait inférieure, et ce pour plusieurs raisons.
En fait, si Pound dénigre la sculpture grecque [10], ce n’est pas tant pour les œuvres (bien que le poète les trouve inégales et qu’il souhaite les différencier plutôt que de considérer « la sculpture grecque » en bloc) que pour s’opposer aux Victoriens qui l’ont portée aux nues. Ainsi, le poète américain met en avant les sculptures égyptiennes et océaniennes afin de se démarquer de ses prédécesseurs critiques d’art et afin de mettre en avant les œuvres contemporaines [11]. Dans un article intitulé « The Caressability of the Greeks » [12], il accuse ainsi le marché de l’art et les musées de n’attribuer de valeur qu’aux sculptures antiques. D’autre part, il considère que la sculpture grecque pétrifie son objet [13], le vidant de toute expression de vie, là où la sculpture égyptienne concilie humain et divin, permanent et contingent. Pound note le penchant égyptien pour la verticalité privilégiée dans les œuvres sculpturales, notamment les pyramides, et apprécie que les dieux égyptiens soient à image humaine. Pour le poète américain, la sculpture grecque est peu originale ; il utilise l’adjectif « derivative » pour la qualifier, ce qui est en phase avec sa quête des origines littéraires et humaines susceptibles de nourrir et guider son projet de refonte sociétale. En effet, Pound cherche une origine mythique à laquelle remonter, pas un dérivé ou une imitation ultérieure. C’est (entre autres) sur le retour à des valeurs et à une esthétique prétendument plus pures et plus nobles que Pound fondera son programme politique.
Dans sa recherche des meilleurs modèles artistiques, Pound accorde également une place de choix à la Renaissance italienne, dont les œuvres expriment pour lui une forme de « personnalité » [14]. Là encore, il les compare avec la sculpture égyptienne et la sculpture grecque :
The best Egyptian sculpture is magnificent plastic; but its force comes from a non-plastic idea, i.e. the god is inside the statue. (…) The god is inside the stone, vacuos exercet aera morsus. The force is arrested, but there is never any question about its latency, about the force being the essential, and the rest ‘accidental’ in the philosophic technical sense. The shape occurs. La forme advient [en français dans le texte].
There is hardly any debate about Greek classical sculpture, to them it is the plastic that matters. In the case of the statue of the Etruscan Apollo at Villa Giulia (Rome) [15], the ‘god is inside’, but the psychology is merely that of a Hallowe’en pumpkin. It is a weak derivation of the fear motive, strong in Mexican masks, but here reduced to the simple briskness of a small boy amused at startling his grandma [16].
Pour Pound, la grande sculpture allie considérations plastiques et vie. Celle-ci doit en effet transparaitre dans l’œuvre. Le propos est valable pour la sculpture, mais c’est exactement cet effet que vise le poète lorsqu’il pratique la parataxe et colle, dans les Cantos notamment, des extraits de lettres, dialogues, textes plus ou moins anciens, dans différentes langues (comme il le fait également dans la prose critique ci-dessus) et mimant différents accents, tout en ne négligeant pas de relier l’humain et le divin ou le spirituel. C’est cette même fusion des paradoxes (immobile mais vivant, pur et parfait) que Pound voit à l’œuvre dans les formes de Brancusi [17]. Pound admire chez Gaudier un autre paradoxe ou une autre fusion des contraires : la nécessité pour le sculpteur de posséder à la fois l’abstraction nécessaire à l’imagination de formes et l’énergie physique masculine prolongée que demande la taille de la pierre [18].
Dans toutes ses évocations des influences qui ont nourri ses sculpteurs préférés, Pound insiste sur la capacité du sculpteur à digérer les influences de l’histoire de l’art [19]. Or il ne fait pas autre chose lorsqu’il évoque l’histoire littéraire dans sa prose critique, n’ayant de cesse de trouver des liens entre les Grecs, la poésie des Troubadours et la Renaissance italienne, entre Homère, Villon et Dante.
[5] Pour une photographie de la sculpture, voir le site de la National Gallery of Art de Washington (en ligne. Consulté le 20 septembre 2024).
[6] E. Pound, A Memoir of Henri Gaudier-Brzeska, New York, New Directions, 1970, p. 49 : « Ce buste qui me représente était tout à fait remarquable, disons, deux semaines avant qu’il ne soit achevé. Je ne dis pas qu’il était meilleur, mais il était peut-être kinesthésie, tandis qu’à présent, c’est une stase. Mais avant que le burin ne retire la partie arrière et ne réduise la mèche au milieu, le marbre dégageait une énergie titanesque. (…) Le grand art est peut-être une stase. (…) Dans le résultat final, il se dégage de la pierre un immense calme » (Toutes les traductions de la prose poundienne sont les miennes).
[7] E. Pound, « A Few don’ts by an Imagiste », Poetry 1/6, 1913, p. 201 (en ligne. Consulté le 20 septembre 2024).
[8] E. Pound, A Memoir of Henri Gaudier-Brzeska, Op. cit.
[9] Ibid., pp. 20-21 : « Le ressenti sculptural est l’appréciation des masses qui entrent en relation. / L’habileté sculpturale est la définition de ces masses comme plans. / […] / L’AME PLASTIQUE, C’EST L’INTENSITÉ DE LA VIE ÉCLATANT LE PLAN ».
[10] Malgré cela, Pound a un temps envisagé de publier un ouvrage sur la sculpture de Phidias. Voir H. Zinnes, Ezra Pound and the Visual Arts, New York, New Directions, 1980, p. xxi.
[11] Pour une analyse du caractère « d’opposition » que Pound prête à la culture égyptienne (sculpture, écriture, divinités) ensuite abandonnée au profit de la Chine, voir A. Fletcher, « Ezra Pound’s Egypt and the origin of the Cantos », Twentieth Century Literature, vol. 48, n° 1 (2002), p. 21 (« Egypt’s real value to Pound was as an oppositional space », Ibid., p. 4).
[12] H. Zinnes, Ezra Pound and the visual arts, Op. cit., p. 186. « The Caressability of the Greeks » a été publié pour la première fois dans la revue The Egoist en mars 1914.
[13] E. Pound, A Memoir of Henri Gaudier-Brzeska, Op. cit., p. 21.
[14] E. Pound, « Cavalcanti », Literary Essays, New York, New Directions, 1968, p. 152. L’article date des années 1930 mais aurait été commencé bien plus tôt.
[15] En ligne. Consulté le consulté le 20 septembre 2024.
[16] Ibid. Traduction française : « Dans la meilleure sculpture égyptienne, la plastique est magnifique, mais la force de l’œuvre tient à une idée qui n’est pas plastique : le dieu est dans la statue (…). Le dieu est dans la pierre, ses vaines morsures ne happent que de l’air. La force est aux arrêts, mais sa potentialité ne fait aucun doute puisque sa force est essentielle et que tout le reste est "accident", si on veut utiliser un terme philosophique. La forme advient [en anglais puis en français dans le texte]. // Il y a à peine de débat possible concernant la sculpture classique grecque ; pour les Grecs, c’est la plastique qui importe. Dans le cas de l’Apollon de Véies à la Villa Giulia (Rome), le dieu est à l’intérieur, mais la psychologie est celle d’une citrouille d’Halloween. C’est un faible dérivé du motif de la peur, qui est souvent présent dans les masques mexicains, mais ici comparable seulement à la satisfaction fugitive d’un enfant qui a réussi à faire sursauter sa grand-mère ». La traduction d’Ovide, Métamorphoses VII, 786 est empruntée à Georges Lafaye dans Ovide, Métamorphoses, Paris, Gallimard, Folio classique, 1992, p. 248. Ce vers apparaît également dans le poème Mauberley cité plus haut.
[17] Voir l’article « Brancusi », dans Harriet Zinnes, Ezra Pound and the Visual Arts, Op. cit., p. 211.
[18] E. Pound, A Memoir of Henri Gaudier-Brzeska, Op. cit., pp. 138-139.
[19] Ibid., pp. 136-139.