Illustrer Rabelais aux Pays-Bas
(les traductions des XVIe-XVIIe siècles)

- Paul J. Smith
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Fig. 11. B. Picard, frontispice et page de titre, 1741

Fig. 12. J. Folkema, frontispice, 1741

Fig. 13. B. Bernards, illustration, 1741

Comme le frontispice du volume I, celui du volume II comporte des cartouches, au nombre de cinq. Ces cinq cartouches sont également énigmatiques. Le premier représente une beuverie, avec à gauche une personne qui boit, au milieu une personne assise à cheval sur un tonneau de vin, et à droite une personne qui vomit. Le deuxième montre un animal (un chien ?) en train de déféquer, dont les excréments sont ramassés comme des objets de valeur par deux personnes – des ramasseurs de crottes de chiens avant la lettre. La nature de ces précieuses crottes n’est pas claire. Le troisième cartouche évoque l’étude d’un astronome ; il reçoit une note d’un oiseau qui passe en volant. Le quatrième met en scène un géant Pantagruel s’adressant à un roi. Ce géant est nécessairement Pantagruel parce qu’il porte les mêmes vêtements que le Pantagruel représenté sur le frontispice de la première partie des Werken. Enfin, la cinquième montre Pantagruel assis sur un cheval et accompagné d’un certain nombre de personnes sur des chevaux bâton.

Là encore, les allusions à l’œuvre de Rabelais ne sont pas claires. Le cartouche 1 peut faire référence aux nombreuses beuveries de l’œuvre ; le cartouche 2 à l’un des nombreux animaux miraculeux qui peuplent le Cinquième livre ; le cartouche 3 à la Pantagrueline prognostication (mais dans cet ouvrage, il n’est pas fait mention d’un oiseau-messager), ou au gozal, le pigeon voyageur du Quart livre ; le cartouche 4 à l’une des nombreuses rencontres de Pantagruel avec les souverains des îles qu’il visite dans le Quart et le Cinquième livre, et pour le cartouche 5 il n’y a pas de référence. En somme, comme le frontispice du tome I, celui du tome II n’est pas référentiel, mais plutôt globalement allusif.

 

Excursion : les deux éditions de Le Duchat (1711 et 1741)

 

Les illustrations des deux éditions françaises bien connues des Œuvres de Rabelais, éditées par Jacob Le Duchat et imprimées à Amsterdam, sont intéressantes, mais n’entrent pas dans le cadre du présent article consacré prioritairement aux traductions et non aux éditions illustrées. L’édition de 1711 comporte, outre le frontispice mentionné ci-dessus, un portrait de Rabelais, également gravé par Willem de Broen, et quatre planches pliées, qui ne sont pas signées. Voici ce que Le Duchat lui-même dit, non sans fierté, du portrait et des quatre planches :

 

j’y ai joint aussi le portrait de Rabelais, meilleur qu’il n’ait encore été buriné, le dessein de la chambre où Rabelais travailloit, celui de la Deviniére, et celui de la Cave-peinte [25], tirez sur les lieux, et la Carte du Chinonnois. Cette derniére Piéce étoit nécessaire, et les quatre autres ajoutées au nouveau Rabelais n’en seront pas un médiocre ornement [26].

 

Le Duchat se tait sur la provenance des quatre planches pliées. Pour ce qui concerne la Carte du Chinonais, nous savons qu’elle provient du Véritable Rabelais réformé (1697, deuxième édition 1699) de Jean Bernier. Il est remarquable que Le Duchat ne mentionne pas que cette carte est ornée de trois médaillons basés sur trois portraits très différents de Rabelais : un « du Montpellier », un « de M. Lasne » (il s’agit du portrait bien connu gravé par Michel Lasne) et un « du Prés. Per[r]ot » [27]. Même si la provenance des trois autres planches pliées n’est pas mentionnée, une date est indiquée : 1699.

En 1741, l’édition de Le Duchat est à nouveau publiée, cette fois par l’imprimeur amstellodamois Jean-Frédéric Bernard. Dans sa préface, Bernard discute des illustrations en détail. Il explique par exemple pourquoi il n’a pas choisi le célèbre Romeyn de Hooghe pour illustrer les Œuvres de Rabelais [28] mais Louis Fabricius Dubourg (ou du Bourg) (1693-1775), élève du célèbre graveur Bernard Picart (Picard) (1673-1733). Le fait que Picart, avant sa mort, ait encore pu fournir la page de titre ornementale (fig. 11), ainsi que les nombreuses vignettes et culs-de-lampe, montre qu’il s’agissait d’un projet de longue haleine. Si l’on examine les signatures des illustrations, il apparaît que, outre Dubourg, on a fait appel à un collectif de trois illustrateurs, tous élèves de Picart : Jacob Folkema (1692-1767) a dessiné et gravé le frontispice bien connu (fig. 12). Pieter Tanjé (1706-1761) a gravé le portrait de Rabelais (en se basant sur le portrait antérieur de Rabelais par De Broens). Et Folkema, Tanjé et Balthasar Bernards (Bernaerts) (travaillant à Amsterdam 1711-1737) ont gravé les douze dessins de Dubourg. Pour être précis : Tanjé en a gravé six, Bernards deux et Folkema quatre. Quelques erreurs curieuses montrent que les choses se passent parfois mal, soit par mauvaise interprétation du texte, soit simplement par précipitation ou manque de communication (avec l’imprimeur Bernard) : par exemple, l’une des légendes d’une illustration de Bernards indique : « Comment Gargantua voltigeoit sur son cheval pour surprendre ses ennemis » (fig. 13) (ce qui devrait être « Comment Gymnaste voltigeoit »). De même, Tanjé dépeint Pantagruel dans son combat avec le physetère comme un archer, et non comme un lanceur. Et l’entrevue entre Pantagruel et Braguibus sur l’Isle sonante, racontée dans le Cinquième livre, est curieusement imprimée pour illustrer Gargantua. En outre, le projet de collaboration semble avoir été soumis à des contraintes de temps. La répartition inégale des illustrations entre les cinq livres en témoigne : Gargantua compte six illustrations, Pantagruel deux, le Tiers livre et le Quart livre une chacun, et le Cinquième livre deux.

 

Ce nombre relativement important d’illustrations contraste avec la rareté des illustrations de Rabelais d’origine néerlandaise dans les siècles suivants. Les différentes traductions néerlandaises [29] sont ainsi dépourvues d’illustrations, à l’exception de la traduction monumentale (1931) de J[osephus] A[drianus] Sandfort (1893-1959), qui fait un usage abondant des illustrations de Gustave Doré et d’Albert Robida. Pour le reste, la contribution des illustrateurs néerlandais se limite malheureusement à quelques esquisses et dessins, dont quelques-uns se trouvent dans le fichier numérique du Rijksmuseum d’Amsterdam [30].

 

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[25] Curieusement, l’illustration de la Cave Peinte manque. Par contre, on y trouve une planche représentant « Le dehors de la chambre de Rabelais à Chinon […] ».
[26] Je cite la transcription faite par R. Menini, « L’édition ducatienne (1711-1741). Notes et documents », L’Année rabelaisienne 4 (2020), pp. 125-160 (p. 156).
[27] Sur ces trois portraits et leurs origines, voir H. Clouzet, « Les portraits de Rabelais », dans J. Boulenger, Rabelais à travers les âges, Paris, Le Divan, 1925, pp. 201-215.
[28] Voir aussi P. J. Smith, « Lecteurs de Rabelais aux Pays-Bas (1680-1700) : Nicolas Jarichides Wieringa, Hendrik Doedijns, Romeyn de Hooghe et quelques autres », L’Année rabelaisienne 7 (2023), pp. 53-68.
[29] Pour un aperçu, voir P. J. Smith, « Traduire Rabelais et Montaigne aux Pays-Bas », Relief. Revue électronique de littérature française 15(1) (2021), pp. 45-61.
[30] Rijksstudio, s.v. “Rabelais”. Je retiens plus particulièrement deux dessins : un dessin non daté pour le frontispice d’une traduction de Rabelais (celle de Sandfort ?), realisé par Reinier Willem Petrus de Vries (1874-1952), et un dessin également non daté intitulé Twee smalle gezichten met lege oogholtes (Deux visages étroits aux orbites vides), de l’artiste anarchiste Erich Wichmann (1890-1929).