Illustrer Rabelais aux Pays-Bas
(les traductions des XVIe-XVIIe siècles)

- Paul J. Smith
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 3. J. J. van den Aveele (attr.),
frontispice, 1682

Fig. 4. J. J. van den Aveele (attr.),
illustration, 1678

Fig. 5. J. J. van den Aveele (attr.),
illustration, 1682

Fig. 6. M. Gheeraerts, page de titre, 1578

Fig. 7. W. de Broen, frontispice, 1711

Cependant, il n’est pas fait mention d’un tel rêve obsessionnel dans les versions allemande et française, et seulement brièvement dans le texte latin, alors que dans la version néerlandaise, au contraire, le thème du rêve est amplifié de manière pléonastique : « eenen droome in mannieren van openbaringhen en visioene » (« en rêve, dans une sorte de révélation ou de vision »). C’est probablement ce thème du rêve qui a incité l’auteur ou l’imprimeur de Lieripe à choisir précisément l’illustration de l’Hercule dormant parmi les nombreuses illustrations du Narrenschiff.

Mais ce n’est pas tout. Le thème du rêve de la page de titre revient ici et là dans le texte de Lieripe. Parfois, c’est de façon isolée, comme dans le mot « hooldroomers », qui est une traduction littérale du français de Rabelais : « songecreux » [13]. Ailleurs, le thème est plus élaboré : le verbe « dromen » (rêver) est utilisé en conjonction avec des mots synonymiques et allitérés (« droegen, drolden oft droomden »), et qui se réfèrent aux pratiques trompeuses de toutes sortes de voyants et de prophètes, qui sont mentionnés dans une énumération rabelaisienne, mais qui ne correspond pas au texte de la Pantagrueline prognostication [14] :

 

Ja, noch veel meer dan noyt en droegen, drolden oft droomden alle d’aextremijnen [15], waerseggers, tooveressen, oude quenen, alven, alvinnen, varende vrouwen, vodden, fandoosen, maren, weerwolven, waterneckers, couwouters ende alle ander gedrochten die noyt en wandelden [16].

Oui, très souvent trompaient, divaguaient ou rêvaient tous les astrologues, sorcières, esprits maléfiques – mâles et femelles –, sorcières volantes, [suivent trois synonymes du mot « sorcières »], tourmenteurs, loups-garous, diables d’eau, gobelins et toutes sortes d’autres monstres qui rôdaient autrefois dans les parages.

 

Cet emploi négatif des mots « rêve » et « rêver » dans le sens de « mensonge » et associé à la prédiction de l’avenir, est une raison supplémentaire de relier l’illustration de l’Hercule dormant au contenu parodique et satirique du texte. Cette illustration n’annonce donc pas le contenu du livre au lecteur, comme c’est le cas, au plus haut point, pour la page de titre illustrée de La vie d’Esope aux XVe et XVIe siècles. Dans ces pages de titre, les objets qui entourent la figure d’Esope renvoient très précisément et dans l’ordre chronologique aux illustrations de tous les épisodes dont le livre se compose [17].

La page de titre de Lieripe est moins précise : elle suggère au lecteur de s’identifier à l’Hercule endormi, qui rêve de son avenir et choisira la bonne voie – lui aussi, muni d’une pronostication « pour l’an perpétuel » à la main, peut prévoir son avenir. Cela semble sérieux – le personnage d’Hercule jouissait d’un grand prestige à l’époque – mais l’intention de Lieripe est, bien entendu, la moquerie, la parodie et la satire. Concluons donc que l’image de la page de titre de Lieripe n’a donc certainement pas été choisie arbitrairement.

 

Le frontispice du tome Ier des Werken de Rabelais

 

Passons aux frontispices des Werken de Rabelais dans la traduction de Wieringa. Bien qu’anonymes, ces frontispices pourraient être attribués à un illustrateur employé par Jan ten Hoorn, l’imprimeur des Werken, et son frère Timotheus ten Hoorn. En effet, ces frontispices correspondent, par leur style et leur sujet, à ceux de plusieurs autres ouvrages imprimés par les frères Ten Hoorn à la même époque. Par exemple, le personnage de Pantagruel, représenté sur le frontispice du tome Ier des Werken (fig. 3), n’est pas sans ressembler, par sa tenue et sa pose, au personnage représenté sur une illustration de De tien delicatessen des huwelycks (Les dix délicatesses du mariage) d’un certain Petrus de Vergenoegde (« Pierre qui est content », pseudonyme non résolu) (Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1678, entre les p. 28 et 29) (fig. 4). Le même style, en particulier la façon dont les visages (aux nez crochus) sont représentés, se retrouve sur le frontispice de l’ouvrage anonyme Wonderbaarlyke reizen door de lucht, water, land, Hel, Paradijs, en Hemel, mitsgaders een nauwkeurige beschrijving van het Vagevuur (Voyages miraculeux dans l’air, l’eau, la terre, l’Enfer, le Paradis et le Ciel, avec une description précise du Purgatoire) (Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1628). Il représente un certain nombre de diables, qui apparaissent également dans les illustrations du livre Seven Duyvelen, regeerende en vervoerende de hedensdaegsche dienst-maegden (Sept diables, qui tentent les servantes d’aujourd’hui) (Amsterdam, Timotheus ten Hoorn, 1682) par V. d. S. (Simon de Vries). L’une des illustrations (p. 237) (fig. 5) de cette œuvre indique le nom de l’artiste : Johannes Jacobsz van den Aveele (c. 1655-1727), qui a travaillé à Amsterdam de 1678 à 1681, avant de trouver du travail à Francfort et dans de nombreuses autres villes. Sur la base de similitudes stylistiques et de contenu (dont nous donnerons d’autres exemples plus loin), nous pouvons donc supposer que les deux frontispices des Werken sont de la main de ce Van den Aveele.

Examinons maintenant séparément les deux frontispices des Werken. Le frontispice du tome I est clair, à première vue : Rabelais est représenté à sa table d’écriture, posée sur un tonneau de vin, où est écrit le titre « alle de Geestige Werken van Mr. F. Rabelais. Eerste Deel » (« Toutes les œuvres comiques de Maître F. Rabelais. Première partie ») [18]. Rabelais est entouré de quatre personnages. En bas à droite, un musicien bossu chante et tient dans les mains deux ustensiles pour four, une « graticula » (ou « granicola ») et une « mole(te) » [19], qui lui servent de violon et d’archet. Il y a également deux personnages qui boivent : l’un porte des oreilles d’âne (comme le roi Midas) et l’autre correspond à la représentation traditionnelle du bouffon dans la peinture néerlandaise des XVIe et XVIIe siècles. A gauche se trouve un homme avec des bois de cerf sur la tête (comme le personnage d’Actéon dans les Métamorphoses d’Ovide). Ce personnage montre de la main gauche sept cartouches ovales représentant des scènes difficilement visibles. A droite du frontispice se trouve l’image de Pantagruel, élégamment vêtu, entouré d’un groupe de personnes, et tenant une immense hampe de drapeau [20].

Le frontispice montre également un trio d’animaux, à savoir un hibou (sur le bureau au milieu), un singe (en bas à gauche) et un chien (en bas à droite). Ces animaux sont fréquemment représentés dans l’art visuel néerlandais du XVIIe siècle et ont un symbolisme ambigu [21]. C’est certainement le cas du hibou, qui peut être à la fois le symbole de la sagesse (on peut penser à la chouette d’Athéna) et de la folie. L’oiseau, entouré de bouffons, regarde le lecteur en face, démontrant que la folie de Rabelais contient de la sagesse, tout à fait dans la tradition du bouffon de cour, de la Stultitia d’Erasme ou du personnage d’Eulenspiegel (déformé en « Ulespiègle », et « espiègle » en français moderne), composé des mots « Eule » (hibou) et « Spiegel » (miroir) – Eulenspiegel tendant au lecteur le miroir de la folie humaine.

L’autre animal qui regarde le lecteur en face est le singe. Ce dernier, souvent représenté au premier plan dans les peintures du XVIIe siècle, a également une symbolique ambiguë : il incarne le versant négatif de la folie, mais en raison de sa propension à l’imitation, il est aussi le symbole positif du pouvoir d’imitation de la peinture. Comme le hibou, le singe peut donner une leçon au lecteur. La page de titre illustrée d’un influent recueil de fables publié à Anvers, intitulé Esbatement moral des animaux (1578) (fig. 6), en est un bon exemple. Cette page de titre, réalisée par Marcus Gheeraerts, et utilisée dans le fablier Vorsteliicke warande der dieren de Vondel (première édition 1617, plusieurs rééditions au cours des XVIIe et XVIIIe siècles) montre, assis sur le devant de la scène, un singe vêtu d’un costume de bouffon, qui regarde directement le lecteur et l’exhorte (ainsi que les spectateurs représentés), à l’aide de sa marotte-pointeur, à tirer des leçons des actions des animaux racontées dans les fables [22]. D’ailleurs, la combinaison du hibou et du singe chez Van den Aveele sera reprise dans le frontispice de la célèbre édition des Œuvres de Rabelais par Le Duchat (Amsterdam, Henri Desbordes, 1711) (fig. 7). Je reviendrai sur cette illustration de Willem de Broen (1686-1748) à la fin de cet article.

 

>suite
retour<
sommaire

[13] Lieripe, p. 179.
[14] Tout comme les traductions allemandes par Fischart, Lieripe est une traduction libre et souvent plus rabelaisienne que le texte même de Rabelais.
[15] Le mot « aextremijnen » est une déformation comique de « astronomijnen », qui signifie « astrologue ou astronome », selon le Woordenboek der Nederlandse Taal (Grand dictionnaire de la langue néerlandaise).
[16] Lieripe, p. 171.
[17] Pour l’analyse des pages de titre des premières éditions d’Esope, voir P. J. Smith, Het schouwtoneel der dieren. Embleemfabels in de Nederlanden (1567- ca. 1670), Hilversum, Verloren, 2006, pp. 50-52.
[18] Cette première partie comprend Gargantua, Pantagruel, et Tiers livre.
[19] Termes italiens du maître cuisinier Bartolomeo Scappi, qui donne les illustrations de ces ustensiles dans l’une de ses planches.
[20] Compte tenu de l’ordre dans lequel les livres de Rabelais sont inclus dans la traduction (d’abord Gargantua, puis Pantagruel), on pourrait s’attendre à ce que le géant représenté soit Gargantua. Van den Aveele aurait-il su que Pantagruel avait paru avant Gargantua ?
[21] Pour l’ambiguïté symbolique de ces animaux dans la peinture du XVIIe siècle, voir S. Dittrich et L. Dittrich, Lexikon der Tiersymbole : Tiere als Sinnbilder in der Malerei des 14.-17. Jahrhunderts, Petersberg, Michael Imhof Verlag, 2005 (2e éd.).
[22] Pour une analyse des autres éléments de ce frontispice, voir P. J. Smith, « Title Prints and Paratexts in the Emblematic Fable Books of the Gheeraerts Filiation (1567-1617) », dans Soglie testuali. Funzioni del paratesto nel secondo Cinquecento e oltre. Textual Tresholds. Functions of Paratexts in the Late Sixteenth Century and Beyond, sous la direction de P. Bossier et R. Scheffer, Rome, Vecchiarelli Editore, 2010, pp. 157-199 (spec. pp. 166-172).