Résumé
Cet article analyse les pages de titre et les frontispices illustrés des deux premières traductions de l’œuvre de Rabelais en néerlandais : Lieripe (traduction de la Pantagrueline Prognostication, Anvers, 1562) et Alle de Geestige Werken (traduction des Œuvres complètes, Amsterdam, 1682). L’article traite également des illustrations des deux éditions des Œuvres complètes de Le Duchat (Amsterdam, 1711 et 1742).
Mots-clés : Lieripe, Nicolas Jarichides Wieringa, Johannes Jacobsz van den Aveele, Jacob Le Duchat, Bernard Picart
Abstract
This article analyses the illustrated title pages and frontispieces of the first two Dutch translations of Rabelais’ work into Dutch: Lieripe (translation of the Pantagrueline Prognostication, Antwerp, 1562) and Alle de Geestige Werken (translation of the Œuvres complètes, Amsterdam, 1682). The article also discusses the illustrations in the two editions of the Œuvres complètes by Le Duchat (Amsterdam, 1711 and 1742).
Keywords: Lieripe, Nicolas Jarichides Wieringa, Johannes Jacobsz van den Aveele, Jacob Le Duchat, Bernard Picart
Les deux premières traductions en néerlandais de l’œuvre de Rabelais ne sont que peu illustrées. La traduction anonyme de la Pantagrueline Prognostication, publiée sous le titre de Lieripe (Anvers, Cornelis van de Kerkhove, 1562) ne comporte qu’une page de titre illustrée. De même, dans la traduction des Œuvres complètes de Rabelais, publiée sous le titre Alle de Geestige Werken, par Nicolas Jarichides Wieringa (Amsterdam, Jan (Claesz) ten Hoorn, 1682), outre l’illustration calligrammatique obligatoire de la Dive Bouteille, seuls les frontispices des deux volumes sont illustrés, ainsi que la page de titre [1] de la Sleutel (Clef), ajoutée en annexe. Si, en général, les pages de titre et les frontispices illustrés fournissent des informations facilement accessibles sur le contenu de l’ouvrage que le lecteur s’apprête à découvrir, dans le cas de ces traductions de Rabelais en néerlandais, la fonction des illustrations est problématique, comme j’espère le démontrer dans le présent article.
Lieripe et Hercule in bivio [2]
Commençons par Lieripe [3], dont le titre complet se lit comme suit : Nieuwe prognosticatie ende wonderlijcke calculatie van den toecomenden jaren, seer wonderlijck ende vremt om lesen. Ghecalculeert by M. Lieripe alias Gheldeloos op de mericaet [4] van d’Lant van Proesmol [5] buyten Antwerpen, daer ghelt te verteren is als men ’t brengt. Coopt wonderlijcke grillen om cleyn ghelt. Anvers, Cornelis van den Kerckhove, 1561. Voici la traduction du titre : « Nouvelle pronostication et merveilleuse calculation des années à venir, qui est très merveilleuse et spéciale à lire. Calculée par Maître Lieripe alias Faute d’Argent sur le méridien du Pays de Proesmol situé à l’extérieur d’Anvers, où l’argent est à dépenser, si on l’apporte. Achetez les folies merveilleuses à bon marché ». Cet ouvrage est une traduction très libre de la Pantagrueline prognostication, probablement dans l’édition de François Juste (Lyon, 1542), ou dans une édition ultérieure, par exemple celle de 1553 (s.l.). En effet, dans le titre de Lieripe, il n’est pas fait mention d’une année spécifique à laquelle s’applique la pronostication, mais des « années à venir » indéterminées au pluriel. Cela correspond à la mention « pour l’an perpétuel » que l'on peut lire sur la page de titre de l'édition de François Juste et des éditions ultérieures. C'est donc l’une de ces éditions qui sera traduite, d’abord anonymement en néerlandais à partir de 1554, puis en allemand par le célèbre traducteur de Rabelais, Johann Fischart, sous le titre Aller Practick Grossmutter (1572), et enfin en anglais, A Wonderfull, strange and miraculous Astrologicall Prognostication (1591), publiée anonymement mais attribuée à Thomas Nashe.
Remarquons par ailleurs que si Lieripe est en fait la plus ancienne traduction conservée au monde d’un texte de Rabelais, il n’est pas la plus ancienne traduction connue de Rabelais. L’Index de 1571, par exemple, mentionne une « Prognosticatie van Pantagruel. 8°. Gandavi 54 » (c’est-à-dire imprimée par Jan Cauweel in octavo à Gand en 1554). Il est également question d’une « Pantagruelsche Prognosticatie » dans l’appendice d’un mandement joyeux, imprimé par Jan II van Ghelen (Anvers, 1560) [6]. Les traductions susmentionnées de la Pantagrueline prognostication ayant été perdues, on ne sait pas dans quelle mesure Lieripe se différencie de ces textes ou leur est identique. De Lieripe, on ne connaît qu’un seul exemplaire conservé, lequel se trouve actuellement à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Lieripe n’a été découvert qu’en 1980 par les néerlandistes Hinke van Kampen, Herman Pleij et al, qui l’ont publié dans une anthologie avec d’autres pronostications joyeuses du XVIe siècle [7].
La page de titre de Lieripe présente une illustration intrigante (fig. 1) : le jeune Hercule, dans un rêve, voit deux figures féminines allégoriques, symbolisant les deux chemins qu’il doit choisir pour le reste de sa vie : Virtus (Vertu), la voie étroite à droite, et Luxuria (Luxure), la voie large à gauche [8]. Les éditeurs de Lieripe ont réussi à démêler la provenance complexe de la gravure sur bois de la page de titre. Voici, en bref, le résultat de leurs recherches : cette même gravure a été utilisée dans la troisième édition de la traduction néerlandaise anonyme (Anvers, Veuve de Jacob van Liesveldt, 1548) [9] de la traduction latine par Jacob Locher (première édition : Fribourg, 1497) [10] de la version allemande originale du Narrenschiff de Sebastian Brant (première édition : Bâle, 1494). A la question de savoir s’il existe un rapport entre la gravure sur bois et le texte de Lieripe, Van Kampen et Pleij répondent laconiquement : « La raison pour laquelle cette image a été utilisée sur la page de titre reste un mystère, car il ne semble pas y avoir de lien avec le texte. Apparemment, Van den Kerckhove a simplement utilisé une image qu’il avait sous la main pour orner la page de titre » [11]. S’il semble souvent qu’au XVIe siècle le choix des illustrations soit arbitraire, il y a souvent une raison, aussi minime soit-elle, pour expliquer ce choix. Dans le présent paragraphe, j’essaierai de montrer que le choix de l’illustration de Lieripe était loin d’être arbitraire.
Notons tout d’abord que de nombreux lecteurs contemporains devaient savoir à peu près d’où venait l’image : après tout, le Narrenschiff de Brant avait été souvent réimprimé et traduit. L’image semble donc vouloir rattacher Lieripe au genre des textes de fous, dont l’Eloge de la folie d’Erasme, à côté du Narrenschiff, est l’exemple le plus connu. Rabelais fait d’ailleurs la même chose : à partir de 1533, la Pantagrueline prognostication a elle aussi une page de titre illustrée empruntée au Narrenschiff de Brant (fig. 2). Mais contrairement à Lieripe, on comprend immédiatement pourquoi Rabelais (ou son imprimeur) a choisi précisément cette image parmi les dizaines d’illustrations du Narrenschiff : la page de titre de la Pantagrueline prognostication montre un astrologue guidé par un fou dans sa contemplation des cieux. On peut se demander pourquoi la même image n’a pas été choisie pour Lieripe. La réponse ne se trouve pas vraiment dans les versions allemande, latine ou française du Narrenschiff. Mais la traduction néerlandaise du Narrenschiff dans l’édition de 1548, d’où provient l’illustration de la page de titre, offre un début de réponse. On y lit en effet :
[…] hercules zijnde in zijner ioghet, die […] aller zorghelicst ende ombekendst is om te weetene waer toe zij haer betrecken sal sach in eenen droome in mannieren van openbaringhen en visioene voor hem staen twee vrouwen […] [12]
Le jeune Hercule, désireux de savoir ce que lui apporterait sa jeunesse, vit en rêve, dans une sorte de révélation ou de vision, deux femmes qui se tenaient devant lui.
[1] Dans cet article, je m’en tiens à la distinction généralement admise entre page de titre illustrée et frontispice (feuillet inséré à côté de la page de titre, généralement illustré).
[2] Ce paragraphe est l’adaptation d’un article plus long, écrit en néerlandais, intitulé « Lieripe en Hercules op de tweesprong », à paraître en 2024.
[3] Le nom propre de Lieripe reste sans explication. Jelle Koopmans voit un rapport entre ce nom et lyripipion (chape de docteur), mot que Rabelais mentionne dans l’épisode de la bibliothèque de Saint-Victor. Voir J. Koopmans, « Rabelais et la tradition des pronostications », dans Editer et traduire Rabelais à travers les âges, sous la direction de P. J. Smith, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1997, pp. 35-65 (spéc. p. 59).
[4] Déformation comique du mot « meridiaan » (« méridien »).
[5] Toponyme joyeux d’un lieu non existant. Le mot « proes » ou « proos » pourrait signifier « vivace » ; « Mol » est le nom d’une ville à l’est d’Anvers.
[6] Sur ces textes et leurs rapports avec Lieripe, voir J. Koopmans, art. cit.
[7] Lieripe dans Het zal koud zijn in’t water als ’t vriest. Zestiende-eeuwse parodieën op gedrukte jaarvoorspellingen, éd. H. van Kampen, H. Pleij e.a., La Haye, Martinus Nijhoff, 1980, pp. 162-187.
[8] Sur la présence du mythe d’Hercule à la croisée des chemins au XVIe siècle, voir E. Panofsky, Hercules am Scheidewege und andere antike Bildstoffe in der neueren Kunst, Leipzig, B. G. Teubner, 1930.
[9] La première édition de cette traduction a été publiée par l’imprimeur flamand Guy Marchand (Coopman), Paris, 1500. Ce Coopman en est probablement aussi le traducteur.
[10] La traduction latine est de Jacques Locher ; l'imprimeur est Josse Badius Ascensius.
[11] Van Kampen et Pleij (éds.), Het zal koud zijn in ’t water als ’t vriest, p. 162.
[12] Je cite l’exemplaire, disponible sur Gallica, de la première édition de la traduction : Sebastian Brant, Der zotten ende der narren scip (Paris, Guy Marchand, 1500), Bibliothèque nationale de France, RES-YH-64 (en ligne sur Gallica. Consulté le 10 mai 2024).