Illustrer Rabelais aux Pays-Bas
(les traductions des XVIe-XVIIe siècles)

- Paul J. Smith
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Fig. 8. J. J. van den Aveele (attr.),
frontispice, 1679

Fig. 9. J. J. van den Aveele (attr.),
frontispice, 1682

Fig. 10. Anonyme, illustration, 1682

Le troisième animal, le chien, traditionnellement symbole de fidélité, est fréquemment utilisé dans la peinture néerlandaise comme symbole de l’imitation fidèle de la réalité. Ainsi, le chien et le singe sont souvent placés ensemble au premier plan du tableau, comme c’est le cas dans un certain nombre de tableaux métapicturaux de Frans Francken le Jeune. Dans le frontispice des Werken, le chien est cependant représenté dans une pose quelque peu inhabituelle, à savoir en train d’uriner. Cela rappelle immédiatement le thème du chien urinant et copulant, tel qu’il figure dans l’œuvre de Rabelais, en particulier dans son Pantagruel. La pose indécente du chien représentée par Van den Aveele indique que le livre à lire reflète la réalité sous une forme carnavalesque et rabaissante (dans le sens bakhtinien du terme). Tel est aussi la fonction du musicien bossu jouant une musique malsonnante et contre la jambe duquel le chien pisse.

Jusqu’à présent, tout est plus ou moins explicable – mais ensuite viennent les questions : quelles scènes sont représentées dans les sept cartouches de l’arrière-plan ? Peut-on les relier à des scènes précises de l’œuvre de Rabelais ? Passons en revue ces cartouches, de gauche à droite et de haut en bas. Le premier cartouche représente un géant assis à une table en compagnie de plusieurs personnes – cette scène n’est pas très spécifique : elle peut être liée à diverses scènes de l’œuvre de Rabelais. Le deuxième cartouche montre un homme debout (un géant ?) avec deux enfants (ou des gens de taille ordinaire ?). Sur leur droite, trois personnages féminins apparaissent en train de faire quelque chose d’indéterminé – une référence précise à une scène particulière de Rabelais ne peut être établie. La troisième scène donne à voir un lit de malade (ou une scène de naissance ?). S’il s’agit d’une naissance, la référence aux naissances de Gargantua ou de Pantagruel est évidente. Un indice permettant de penser qu’il est question d’une naissance se trouve dans une illustration, probablement également de Van den Aveele, dans le livre De tien delicatessen des huwelycks, mentionné plus haut. Cette illustration, qui représente une scène de naissance, ressemble au troisième cartouche de Van den Aveele par sa composition et la disposition des personnages représentés. Le quatrième cartouche dépeint une scène de danse sur une place de village – là encore, le lien direct avec l’œuvre de Rabelais n’est pas évident. Le cinquième représente un ecclésiastique sortant d’un bâtiment, tenant un objet (un bâton, une torche ou un goupillon). L’ecclésiastique fait face à un groupe d’hommes armés qu’il parvient à repousser. On peut penser ici à Frère Jean protégeant sa vigne des troupes de Picrochole. Le sixième cartouche montre un homme nu (?) entouré de femmes qui le désignent du doigt d’un air accusateur. Cela rappelle une scène de démasquage telle qu’on la trouve dans les contes de la tradition du Décaméron de Boccace, et plus particulièrement « Les lunettes », l’un des contes érotiques de Jean de La Fontaine, qui étaient très lus à Amsterdam à l’époque de Wieringa, en français ou en néerlandais [23]. Le septième cartouche montre un ou plusieurs marchands ambulants accueillis dans un village.

Comme aucun des sept cartouches vers lesquels pointe le personnage aux bois de cerf ne peut être clairement rattaché à des scènes spécifiques de Gargantua et Pantagruel, nous devons supposer qu’ils, renvoient, de manière plus générale, à des sources d’inspiration possibles mais non spécifiées. Une disposition similaire, dans laquelle une figure allégorique renvoie l’auteur à des sources d’inspiration, n’est pas inhabituelle dans les frontispices de l’époque de Wieringa. On peut penser au frontispice de la traduction du Traité de l’origine des romans (1670) de Pierre-Daniel Huet, traduit en néerlandais (fig. 8). La traduction porte sous le titre Een verhandeling van den oorspronk der romans par G. van Boekhuizen, et est imprimée à Amsterdam par Timotheus ten Hoorn en 1679. Son frontispice, probablement réalisé par Van den Aveele, représente Mars qui, tout comme l’homme aux bois de cerf, désigne de la main gauche une image à l’arrière-plan, exhortant ainsi la muse en train d’écrire à s’en inspirer. L’homme aux bois de cerf devient alors un symbole de métamorphose : il est la personnification de la création littéraire qui transforme en littérature les éléments du monde extralittéraire, qu’ils soient historiques ou mythiques. Si l’on pense alors dans ce contexte à Actéon, cela signifie que le destin tragique du personnage ovidien est laissé de côté. Cette dédramatisation pourrait également s’appliquer à la figure de Midas buveur, autre personnage tragique ovidien : la figure de Midas montre que Rabelais, en véritable alchimiste, doté d’une touche d’or midassienne, crée son œuvre sans y succomber lui-même, ni tomber dans le tragique – ce qui est tout à fait conforme au vers-maxime : « Mieulx est de ris que de larmes escripre », sur lequel s’ouvre Gargantua.

En somme, le frontispice du tome I des Werken, comme la page de titre de Lieripe, ne porte pas sur le contenu spécifique du texte à lire, mais sur le processus créatif et l’inspiration générale qui sous-tendent le texte.

 

Le frontispice du tome II des Werken

 

Tout cela s’applique mutatis mutandis au frontispice du tome II des Werken (fig. 9). Ce frontispice représente Rabelais, assis dans un carrosse tiré par une mule, chevauchant vers la mer. La mer, qui fait naturellement allusion au cadre maritime du Quart et du Cinquième livre, est calme et sereine à gauche, mais agitée à droite, sous une épaisse couverture nuageuse d’où tombe une pluie battante. Les petits bateaux représentés montrent qu’il y a aussi une forte tempête. Tout cela semble faire référence au thème du vent, qui joue un rôle important dans le Quart et le Cinquième livre [24]. A l’avant de l’attelage se trouve un charretier, et à l’arrière, un singe en train de déféquer regarde le lecteur. Ce singe a la même fonction que dans le frontispice du tome Ier des Werken. Rabelais est reconduit par un groupe de pauvres gens, pour la plupart handicapés – une référence aux pauvres ivrognes, syphilitiques et autres malades qui, selon les prologues de Rabelais, trouvent du réconfort dans la lecture de ses œuvres. L’un d’eux tient une clef à la main. On ne sait pas s’il veut l’utiliser pour ouvrir ou fermer la serrure du cartouche portant le titre de l’œuvre (« Alle de Geestige Werken van Mr. Rabelais. Tweede Deel » - « Toutes les œuvres comiques de Maître F. Rabelais. Seconde partie »). La clef est une référence à la Clef, que Wieringa a traduite intégralement à partir de l’édition pseudo-elzévirienne de 1675, et qui figure à la fin du volume II des Werken, sous le titre de Sleutel. Cette Sleutel a sa propre page de titre, représentant une clef (fig. 10) dont la forme est par ailleurs différente de celle de la clef du frontispice du volume II.

 

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[23] La première édition en langue française à Amsterdam a été imprimée par Jean Verhoeven (1668). La célèbre édition amstellodamoise d’Henri Desbordes, avec des illustrations de Romain de Hooghe, paraît en 1685.
[24] Voir mon Voyage et écriture. Etude sur le Quart Livre de Rabelais, Genève, Droz, 1987, chap. « La tempête et les métamorphoses du vent ».