Habemus corpus.
Rabelais dans la toile de Garouste

- Myriam Marrache-Gouraud
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Fig. 14. G. Garouste, La Dive
bouteille
, 1998

Fig. 15. G. Garouste, La Dive
Bacbuc
(cadrage serré), 1998

A l’intérieur, un centre vide de six mètres de diamètre et qui pourtant semble plein, rempli par l’image vue, ou qui peut sembler aussi bien nul et comme aboli. En effet l’œil dépasse le centre, le vide qu’il ne voit pas, puisque l’œilleton le dirige vers la paroi d’en face, laquelle semble étrangement proche, défiant les lois de la perspective. Les mots écrits qui tapissent le fond en lettres d’or comme des formules magiques ou incantatoires sont extraits du texte de Rabelais. Ceux-ci donnent l’impression qu’ils vont permettre de comprendre les scènes représentées. La couleur des lettres pourrait référer au « style d’or » [stylet d’or] de la Dive Bacbuc, dont les lettres, sitôt écrites, disparaissent mystérieusement et gardent leur secret :

 

Lors ouvrit un beau et grand livre, auquel nous dictans, une de ses mystagogues excepvant [écrivant], furent, avecques un stile d’or, quelques traits projectez, comme si l’on eust escrit, mais de l’escriture rien ne nous apparoissoit [25].

 

Mais si la vue se porte sur les écritures difficilement lisibles, en fait, il semble que selon une logique renversée, ce soient pratiquement les écrits qui illustrent l’image, déjà en elle-même assez riche pour appeler diverses interprétations.

Gérard Garouste, dont tout l’œuvre peint interroge et met en scène la plasticité parfois démesurée des corps [26], a une indéniable prédilection pour ce que Rabelais expose en matière de corporéité. Tous les épisodes représentés semblent choisis pour dire (ou célébrer) le corps rabelaisien dans sa compacité matérielle – bien loin des figures éthérées issues de Dante. Les corps figurés sur la toile, envahissent l’espace, étirés, hyperboliques, agrandis et taillés comme des géants. Les bras vont par quatre, les yeux par trois, les mains s’envolent ; l’agencement tronqué, androgyne, contorsionné est enrichi par la courbure de la structure, qui force l’anamorphose. Il n’est pas jusqu’à la dive bouteille qui ne se présente elle aussi comme une sorte de corps organique : ventrue, ses anses comme des poings posés sur ses hanches, elle montre fièrement son calligramme pansu dans un clair-obscur qui met en lumière les rimes (fig. 14).

Garouste fait ainsi du texte un objet de désir. Non seulement comme on vient de le voir en donnant corps aux formes non corporelles comme la bouteille. Mais aussi en faisant tourner les corps (des personnages, comme du spectateur), les têtes : l’œil cherche à voir, à percer, se colle aux œilletons carrés ou rectangulaires, plonge profondément pour voir les scènes comme au fond d’un puits, tant les tubes de ces espèces de longues-vues sont allongés. Le spectateur est laissé, comme devant d’autres toiles du peintre, défait, surpris, stupéfait peut-être, ou amusé. Pour résoudre sa perplexité, il a tourné autour de la toile, a regardé le dehors, est revenu dans l’autre sens, son regard a été happé à l’intérieur parce qu’il a cherché à voir et à comprendre ce que sous-tend cette totalité, mais n’a pu pénétrer que par intermittences fragmentaires, et n’a pu arrêter sa course herméneutique car avec un cylindre il n’y a ni début ni fin. Et il n’a pu corriger l’angle des corps étirés en anamorphoses car il n’y a pas d’angle dans une structure circulaire.

Quel effet est produit par cette rencontre entre Rabelais et Garouste ? Selon l’intensité du choc ou selon le sentiment de la perte des repères, on pourrait qualifier cette expérience de puissante, performative, ou de « labyrinthique » [27], mais les déplacements relativement simples auxquels est contraint le spectateur – tourner autour du cercle, dans un sens, dans l’autre, regarder, changer d’œilleton – évoquent plutôt selon nous le patient processus de lecture tel qu’il est recommandé par Rabelais avec la métaphore du chien philosophe du prologue de Gargantua. On sait que le texte rétif de Rabelais invite son lecteur à le « sucer » sans relâche à la manière d’un os, à le humer, à tourner autour, à y revenir par « longue étude ». Pour évoquer cette appropriation nécessairement progressive du texte, l’auteur file la métaphore de la dégustation qui privilégie une découverte corporelle, sensorielle du secret substantifique que renferme le livre quand l’os est enfin brisé, percé. Le jeu métaphorique implique un corps à corps physique, une lutte sensorielle avec la matière du texte [28], tout à fait reconnaissable ici dans la subtilité du dispositif plastique. Chez Garouste, le visiteur affronte la complexité d’une œuvre qui montre « l’image simultanée d’une unité et d’une fragmentation » [29]. L’œuvre du peintre se montre ainsi fidèle non seulement à certaines scènes rabelaisiennes saisies par le pinceau figuratif, mais aussi et surtout au mode de lecture préconisé par Rabelais. Rire, sursauter, ne pas esquiver sa surprise, puis revenir patiemment, regarder encore, approfondir, et découvrir.

A eux tous, ces fragments forment un aperçu en forme de pied de nez. Garouste, qui peint ailleurs un véritable « pied de nez », et qui sait ce que « faire la figue » signifie [30], confronte le spectateur à un sujet qui « fait mal » [31], ce texte de Rabelais qui a, avant lui, placé le lecteur déconcerté devant la nécessité de choisir entre se scandaliser et pantagruéliser :

 

Amis lecteurs qui ce livre lisez,
Despouillez vous de toute affection,
Et le lisant ne vous scandalisez [32].

 

Garouste souligne que l’œuvre n’est pas donnée, mais à prendre, à explorer quitte à se tordre le cou par un œilleton pour y parvenir. La lecture ne peut être qu’un mouvement volontaire, un consentement à se laisser décentrer.

Ce que l’on voit par les lucarnes reste donc parcellaire. C’est un précipité rabelaisien initiatique, dépourvu de trame, un pur spectacle interprétable « à plaisir », nullement illustratif. Le peintre le dit sans détour :

 

[…] je me sers de la peinture pour approfondir le sens de ce que je découvre dans un texte, sans aucunement chercher à l’illustrer. Le sens que j’y découvre m’invite à une réflexion picturale. J’ai l’impression que ma peinture devient une espèce de résidu de toutes les préoccupations que j’ai eues en lisant Rabelais [33].

 

La création de Garouste pose moins Rabelais comme l’auteur d’un récit, que comme l’auteur d’un secret à percer à travers une série d’instantanés, diffractés en douze vues qui pourraient avoir formé un ensemble d’images rémanentes une fois que le peintre a fermé le livre. Un concentré de folies rabelaisiennes, d’indianismes sauvages et bizarres : la cognée noire plutôt que la dorée, les bras qui s’agitent pour parler, l’étreinte entre hommes et animaux, le torchecul. Il est convenu de pénétrer ainsi dans cette distillation de l’œuvre rabelaisienne, par des oculi, saillies subites, et saisies comme par effraction. Avec une part d’arbitraire : dans quel sens tourner ? Comment ajuster sa focale ? Selon qu’on approche son œil ou qu’on l’éloigne, le champ de vision est modifié, et l’on peut procéder à des cadrages variés : l’ensemble des deux jambes écartées autour de l’excrément en plan panoramique, ou seulement le sexe (fig. 15), seulement l’oison… Que chacun soit l’auteur de sa propre entreprise, que le diligent lecteur s’amuse avec les effets optiques !... le deus ex machina y a veillé [34]. La lecture se mue en une quête empirique, que d’aucuns pourraient qualifier d’alchimique, tant la culture du secret y est omniprésente, et où selon le cadrage, certains détails prennent valeur de centres.

 

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[25] Rabelais, Cinquième Livre, chap. XLVII, p. 1477.
[26] Comme le souligne Anne Dagbert, « il faut noter ces attitudes conversationnelles fréquentes des personnages dans ces tableaux (ainsi que dans ceux des années postérieures) dont les mains tracent dans l’espace des circonvolutions imaginaires propres au discours et dont la transcription stylistique est proche de l’art baroque » (Gérard Garouste, Paris, Fall Edition, 1996, p. 29).
[27] Gérard Garouste, Beaux Arts Editions, 2022, p. 13.
[28] Voir Rabelais, Gargantua, prologue et l’étude de M. Jeanneret, « Body Language », dans Inextinguible Rabelais, dir. M. Huchon, N. Le Cadet et R. Menini, Paris, Classiques Garnier, 2021, pp. 391-404.
[29] Entretien avec G. Garouste, propos recueillis par J. Lageira (La Dive Bacbuc, Op. cit., 1998, p. 39).
[30] Gérard Garouste, Connaissance des Arts, Hors-série2022, p. 56.
[31] Gérard Garouste dit trouver en Rabelais un sujet précis, ce qui « fait mal » à la peinture, c’est-à-dire qui résiste : « Actuellement dans les arts plastiques, on recherche plutôt des climats, des atmosphères, et lorsque les spectateurs sont confrontés à une citation précise d’un texte précis, ils sont perturbés, car ils ne veulent pas percevoir une œuvre plastique dans sa relation à un texte » (La Dive Bacbuc, Op. cit., 1998, p. 8).
[32] Rabelais, Gargantua, « Aux lecteurs », p. 267.
[33] La Dive Bacbuc, Op. cit., 1998, p. 38.
[34] Garouste évoque certains jeux auxquels il s’est livré en concevant sa dispositio : « D’après la disposition des oculus, le mot Trinch sera vu à travers le sexe du personnage, le corps donnant donc accès au texte. D’un côté, une image assez vile et basse, puisque l’on voit ce géant s’essuyer les fesses avec un oiseau, de l’autre, le mot Trinch qui est une sorte d’énigme métaphysique. Mais, selon le parcours suivi, cela sera vu après-coup, puisque tantôt on percevra le texte sans l’image sexuelle, tantôt l’image sans le mot qui lui correspond ; ce n’est qu’après avoir parcouru entièrement l’œuvre que la circularité est reconnue. » (Ibid., p. 39. Pour d’autres effets d’associations entre l’extérieur et l’intérieur de la toile, voir p. 40).