Habemus corpus.
Rabelais dans la toile de Garouste

- Myriam Marrache-Gouraud
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Fig. 8. G. Garouste, Le torchecul, 1998

Il convient enfin bien sûr d’évoquer le cul gigantesque qui surgit entre deux jambes écartées, monumental, plein cadre, quand on colle son œil à l’une des ouvertures (fig. 8). Le géant nous regarde entre ses jambes, ou plus exactement si son regard est tourné vers nous, il se fixe sur l’oison minuscule qu’il a élu pour se torcher le cul. Dans ce cinémascope formidable, apparaissent aussi, centrales et bien distinctes pour nous qui sommes placés en dessous puisque notre taille est inférieure à celle du géant, les parties génitales du géant, lesquelles guident notre regard vers la matière fécale de belle taille, crotte triomphante déposée au sol et pointant vers le ciel, presque aussi haute que le personnage double de l’androgyne platonicien qui se promène à ses côtés. Toute provocatrice qu’elle puisse paraître, cette représentation figurative est encore en-dessous du texte du torchecul [18], tout pavé et barbouillé, au sens propre, de merde. Littérairement, par le lexique des très nombreux synonymes qui s’y bousculent et s’y accumulent, mais aussi littéralement, puisque le chapitre du torchecul exhibe un à un tous les supports souillés sur lesquels le géant a fait l’essai de se torcher le cul. En voyant ce gigantisme merdeux reparaître chez Garouste, d’aucuns y confirmeront leurs idées reçues sur un Rabelais trivial et scatologique. D’autres savoureront le fait qu’il s’agit moins ici de représenter l’épisode du torchecul, que de montrer son résultat : un cul gigantal bien torché, « bien net ». Sous couvert de provocation par l’exhibition du nu masculin, la peinture propose une version paradoxalement adoucie d’un texte où le cul de Gargantua, d’essais en erreurs, est torché de toutes les manières et répand ainsi son ordure partout autour de lui, sur les rideaux, le lit, les murs, les tapis, les gants de sa mère, les légumes du potager, le poil du chat, avant de jeter son dévolu sur l’« oison dumeté » [duveteux], l’élu de la fin de l’épisode, seul torchecul présent sur la peinture de Garouste, qui le représente ici d’un blanc immaculé.

On comprend aussi, notamment avec la représentation déjà évoquée du « trou de la sibylle » qu’un personnage refuse de regarder, que la provocation des corps dénudés peut s’inscrire dans l’idée d’une fête bachique, en ce sens « indienne », ayant partie liée avec l’univers festif, joyeux et débridé qui est aussi celui des nuits du Palace. Du reste, l’ensemble de la composition se rattache à l’univers de la décoration, étant inscrit dans un bain graphique bigarré qui relève de l’art décoratif : frises, fonds bariolés, grandes toiles tombées évoquent l’univers du théâtre, les couleurs vives de la fête, et de la comédie. C’est une chanson de toile que forme ici Garouste.

Outre les images figuratives, on trouve enfin des mots écrits dans ces toiles, ce qui n’avait pas été fait, sauf erreur, pour Cervantès ni pour Dante. Les toiles consacrées à Don Quichotte insistent volontiers sur la duplicité du chevalier à la triste figure et sur la comédie étrange des doubles sens, de la folie latente ; l’univers de Dante, moins figuratif, est hanté par des silhouettes spectrales, abstraites, ectoplasmiques. Après l’abstraction dantesque, l’exubérance rabelaisienne fait figure d’exutoire, comme un retour à une figuration colorée et puissante. La joie en est portée par la présence de textes calligraphiés : tantôt on lit le nom d’un personnage, tantôt la copie d’un passage entier, d’une devise. Chez Rabelais, Garouste semble dire avec justesse que c’est aussi le texte qui fait image, car c’est lui qu’il faut regarder, tâter, peser, littéralement (sensuellement) et allégoriquement (par l’intellect), si l’on en croit le prologue de Gargantua, et qu’il faut mémoriser, incorporer « comme une religieuse cabbale » d’après le prologue de Pantagruel. Une telle approche figuriste, corporelle et allégorique du texte s’inscrit pleinement dans la fascination de Gérard Garouste pour des textes dont l’absence d’univocité constitue le principe herméneutique : on songe aux grands textes sacrés de la religion juive qui depuis longtemps le fascinent et occupent ses méditations picturales dans le plaisir du sens dédoublé, parfois approfondi jusqu’au non-sens.

La Dive Bacbuc est donc d’une part tendue au sein d’un choix de textes sacrés et étranges, d’autre part conçue dans le contexte du travail sur les Indiennes. Cette dernière disposition contribue à inscrire l’œuvre du peintre dans un univers de farce proche de l’arlequinade, avec ses frises à damiers, en pointes, en chevrons, en losanges ou ses lignes ondulées d’où émergent des scènes, mais aussi avec ses ouvertures fendues dans la toile dignes du peep show des forains. Rabelais permet enfin à Gérard Garouste de nourrir des mythologies personnelles qui scindent l’individu et sa vision du monde dans la complémentarité de deux registres opposés, Classique et Indien, parfaitement compatibles avec les défis herméneutiques rabelaisiens. On comprend ainsi comment Rabelais peut avoir eu une place tout à la fois naturelle et déterminante dans la constellation garoustienne tant graphique, littéraire, que formellement prête à toutes les fêtes de l’esprit.

 

Faire corps avec la toile, dedans et dehors : une expérience outrancière et féconde du texte

 

Il importe maintenant d’examiner le dispositif de l’installation pour analyser la manière dont le corps du spectateur est convié, voire impliqué dans un dispositif qui l’invite à un véritable corps à corps avec Rabelais, et à une perception sensible, sinon sensorielle, de la littérature. Dans un entretien donné à Bernard Blistène en 1980, Gérard Garouste disait que Le Repentir de l’Indien était un tableau figuratif qui n’était pas conçu pour se suffire à lui-même, mais pour « attirer l’attention sur un plan d’un espace autre que le sien. Comme pour que se confrontent deux espaces : celui du tableau et celui qu’il nous désigne » [19]. Dans l’œuvre que le peintre consacre à Rabelais, comme la toile a été peinte des deux côtés, elle comporte en elle-même deux espaces peints qui se désignent l’un l’autre. En outre, la structure métallique crée un autre espace, une distance obligée entre le spectateur et les scènes représentées : d’abord parce que le cylindre fermé cache les scènes peintes à l’intérieur, et ensuite parce que prises dans les cadres (limités) des œilletons, celles-ci ne sont visibles qu’à travers une distance de six mètres, celle du diamètre. Cette machinerie, en confrontant plusieurs espaces comme en les tenant à distance, éloigne concrètement le spectateur des figurations dont les postures insensées peuvent paraître d’autant plus difficiles, pour l’esprit, à déchiffrer. En somme le spectateur est laissé en dehors, ce qui ne fait qu’aiguiser son désir d’entrer. La structure l’incite à en être partie prenante. Le mystère, la fermeture, portent l’effraction possible. Le spectateur va tenter d’être actif.

 

 

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[18] Rabelais, Gargantua, chap. XIII.
[19] G. Garouste, Entretien avec B. Blistène, Artistes n°6, oct.-nov. 1980, pp. 26-27, cité dans Gérard Garouste, catalogue d’exposition, Op. cit., 2022, p. 228.