Résumé
Quand Gérard Garouste réalise La Dive Bacbuc en 1998, est-il illustrateur de Rabelais ? Cette étude tend à montrer que ce qui se joue est ailleurs, dans la lecture et le rapport dialectique entre le corps des géants, le corps de l’œuvre et celui du spectateur, ce dernier étant invité à s’impliquer dans l’élaboration d’un sens indécis tout en participant à l’émergence d’un corpus. Le peintre est alors fidèle à la méthode d’entrée dans le livre préconisée par Rabelais.
Mots-clés : Gérard Garouste, corps, spectateur, lecture, intermédialité, herméneutique
Abstract
In La Dive Bacbuc (1998), does Gerard Garouste illustrate Rabelais ? Certainly not. What is at stake is no less than ways of reading, and a dialectic bond between the giants’ bodies, the material devices of the whole painting, and the spectator’s body, the latter being involved into the making of the meaning. The painter thus follows Rabelais’ method of stepping inside the book.
Keywords: Gérard Garouste, body, spectator, reading, intermediality, interpretation
Et si desirez estre bons pantagruelistes
(c’est à dire vivre en paix, joye, santé, faisans tousjours grand chere)
ne vous fiez jamais en gens qui regardent par un partuys [1]
Heureux qui comme Garouste a fait un beau cylindre percé de fins pertuis, lui qui en 1998 osa encore après tant d’autres rouler Rabelais en peinture. Gérard Garouste saisit les mots et attrape les personnages rabelaisiens dans sa toile, mais ne travaille pas en illustrateur. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de ce cirque sans chapiteau qu’il consacre à Rabelais.
Haute de 2 mètres 85, l’œuvre est circulaire, composée de toiles dressées et peintes recto verso, comme seraient imprimées des pages. Les toiles sont tendues, mises en scène et attachées par des cordons sur une structure métallique de six mètres de diamètre (fig. 1). Pour voir les peintures de la toile intérieure, des ouvertures sont ménagées régulièrement en forme d’œilletons de différentes tailles. L’artiste les appelle des oculus [2], ils percent çà et là le pourtour, à hauteur d’œil pour un adulte. Bien qu’elles portent le nom d’oculus, les douze ouvertures, évasées comme des longues vues, ne sont pas rondes. Leur embrasure est tantôt carrée et tantôt rectangulaire, produisant deux cadrages possibles pour révéler les scènes peintes à l’intérieur de la toile, tantôt un carré, tantôt un rectangle qui offre une vue plus panoramique et comme en cinémascope, en 16/9e. Les œilletons dépassent de la toile d’environ 75 cm, hérissant en saillies noires et métalliques le pourtour de la circonférence, si bien qu’on ne peut les manquer : on s’y cogne si l’on n’y prend garde, ils appellent l’œil, puis réservent au regard qui s’y plonge une surprise qui peut, elle aussi, heurter d’une autre manière.
On découvre en effet par ces œilletons, une par une, douze scènes dans lesquelles le spectateur est projeté avec une certaine brutalité, car toujours in medias res : sans début ni fin, des fragments épars tirés de la fiction rabelaisienne, comme une suite d’instantanés soustraits à la trame narrative, s’affichent en ruban continu sur la toile. Chacune des scènes contextualise pourtant vaguement les autres, mais sans aucune liaison sémantique explicite.
Est-ce une sculpture ? Non. Est-ce une peinture ? Oui, mais pas une, et pas seulement peinte. La Dive Bacbuc, sous-titrée « Installation drolatique sur la lecture de Rabelais », peut être interprétéeg comme une espièglerie si Garouste travaille ses œilletons et les parcours oculaires du spectateur en ayant en tête la citation de Rabelais donnée en exergue de cet article, où l’auteur incite à ne pas se fier aux gens qui regardent par un pertuis… Puisque l’œuvre est sous-titrée « installation drolatique », son projet pourrait s’apparenter à un prélèvement d’extraits formant un montage « drolatique », c’est-à-dire se plaisant à insister sur les aspects drôles, bouffons ou cocasses rencontrés au cours de la lecture. En somme Garouste présente ici une certaine « lecture » qui soumet au spectateur une anthologie, restituée sous un autre medium que le livre. Ut pictura poesis ? Cette toile littéralement tendue, mixte, pose fondamentalement la question de l’adaptation du littéraire au pictural, question traitée de plusieurs manières chez Gérard Garouste puisqu’il s’est confronté tour à tour avant et après cette expérience rabelaisienne à Cervantès, Dante, Saint Augustin, Lautréamont, Goethe et Kafka. Elle interroge aussi les modes de lectures d’une œuvre, et le choix de Rabelais s’inscrit à cet égard dans le cadre du questionnement récurrent de Garouste sur les niveaux de sens ouverts par les grands textes [3].
La Dive Bacbuc a été créée pour être présentée du 26 mars au 5 juin 1998 à la Fondation COPRIM. La rétrospective consacrée à Gérard Garouste qui s’est tenue au Centre Georges Pompidou en 2022-2023 [4], et dans laquelle l’œuvre figura de nouveau parmi 120 autres réalisées entre les années 1970 et aujourd’hui, permettait de se rendre compte que cette structure spatiale était unique en son genre dans la production de l’artiste. A l’époque de sa conception, un texte de Guy Demerson [5] en avait offert une très belle lecture, en convoquant la prose de Rabelais pour saisir l’intérêt de la transposition picturale. Le traitement des passages choisis par le peintre était ainsi habilement commenté par un spécialiste du texte, qui considérait le travail de Gérard Garouste dans son face à face avec le livre rabelaisien.
Sans négliger le dialogue Garouste-Rabelais, c’est la présence de Rabelais et son inscription au cœur – presque au centre – de la chronologie couvrant cinquante ans de la création plastique d’un artiste contemporain que nous souhaitons ici interroger. A la lumière de la rétrospective qui a rendu possible une véritable traversée de l’œuvre, nous voudrions tenter de saisir la pertinence du choix de Rabelais dans le parcours d’un peintre qui en a lu d’autres, qui goûte et se délecte de la confrontation avec l’écriture – si ce n’est l’Ecriture. Notre analyse s’intéressera tout particulièrement aux spécificités physiques de l’installation que le peintre conçoit ici. En considérant le modèle du rouleau de certains livres sacrés, et l’effet produit par la peinture enroulée sur elle-même que Garouste compose pour Rabelais, il s’agira donc d’abord de comprendre comment Rabelais se trouve enroulé dans l’œuvre de Garouste, en nous demandant quelles conditions sont réunies pour y accueillir Rabelais de manière si naturelle. Après quoi nous pourrons dérouler le travail de l’installation pour analyser la manière dont le corps du spectateur est convié, voire impliqué dans un dispositif qui l’invite à un véritable corps à corps avec Rabelais, spécificité qu’on pourra juger être une pitrerie sans fondement (comme le sous-titre « drolatique » nous y incite) ou au contraire un théâtre très sérieux, une sorte de puits sans fond. Tâchons donc de nous orienter dans cette étrange forme, si possible sans que le fondement ne nous échappe.
Notre principal questionnement, au fil de ce cheminement en deux temps, consistera à nous demander comment Garouste, arrivant après tant d’autres « illustrateurs », ne se limite pas à de l’illustration. Dans ce qui s’apparente davantage à une distillation qui procède par extractions d’extraits condensés, la puissance de l’œuvre rabelaisienne se donne à voir en peinture comme une forme de quintessence que Rabelais n’aurait pas reniée. Ce que le peintre transmet dans ces morceaux choisis de Rabelais relève du questionnement plus que de la réponse, de propositions de lecture plus que d’éventuelles solutions, afin de travailler, avec l’envers et l’endroit de la toile, le rapport entre extériorité et intériorité, entre ce que Rabelais nomme l’enseigne extérieure « (c’est le tiltre) » et ce qui est enclos dans l’œuvre… façon de reposer, en somme, l’énigme de l’habit et du moine.
[1] Rabelais, Pantagruel, chap. XXXIV, dans Tout Rabelais, Paris, Bouquins, 2022, p. 225. Toutes les références au texte de Rabelais renvoient à cette édition.
[2] L’artiste décrit son œuvre et ses intentions dans un entretien avec J. Lageira (La Dive Bacbuc, Paris, Fondation Coprim, 1998, pp. 37-41).
[3] Outre les auteurs cités précédemment, on songe aux travaux de Gérard Garouste sur la Bible, le Talmud et à l’intérêt continu qu’il manifeste pour le sens allégorique des textes du judaïsme, dans son compagnonnage avec le rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin dont il suit les conférences sur Rabelais, Cervantès et la kabbale à partir des années 1992 et 1993, initiant un travail sur les textes qui se poursuit encore aujourd’hui.
[4] Exposition au Centre Georges Pompidou à Paris, du 7 septembre 2022 au 2 janvier 2023 (commissaire : Sophie Duplaix). Voir Gérard Garouste, catalogue d’exposition, Paris, Centre Pompidou, 2022.
[5] G. Demerson, « ès internes moelles… ès perplexes labyrinthes », Préface à La Dive Bacbuc, Catalogue, dir. N. Gaillard et D. Dutreix, Paris, Fondation d’entreprise COPRIM, 1998, pp. 8-13.