Habemus corpus.
Rabelais dans la toile de Garouste

- Myriam Marrache-Gouraud
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Fig. 5. G. Garouste, texte écrit
sur toile, 1998

Fig. 6. G. Garouste, Gesticulations, surprise, jubilation, 1998

Fig. 7. G. Garouste, Couillatris
émasculé et entre deux toiles, 1998

En 1998, quand Gérard Garouste entreprend de peindre La Dive Bacbuc, Rabelais est aux yeux de tous un « Classique ». Mais qu’est-ce qu’un classique sinon un texte dont le sens ne s’épuise pas [14], et qu’on prend encore plaisir à lire parce qu’il nous propose une sorte de sauvagerie impétueuse et indomptable du sens – faisant fi de la logique et des commodes ou confortables résolutions – en manifestant une sorte d’indianité [15] au sens garoustien du terme ? Dans la quête classique-indienne de la mythologie de Garouste, on comprend que Rabelais, dont l’œuvre ouvre et proclame cette incongruité nécessaire au classique, ait les faveurs de l’artiste. Quelle serait la grandeur de Grandgousier sans Picrochole ? Que vaudrait la pieuse et prévisible sagesse de Pantagruel sans la réversibilité panurgienne ? Comment lire les exploits épiques de Gargantua sans rire de l’acharnement outrancier de frère Jean ? Chez Rabelais, bien des approches classiques sont reconsidérées à l’aune d’un contrepoint qui les divise et les fend en deux pour finalement les mettre à nu, dans une question ouverte, béante, non résolue. Rien de rassurant par exemple, quand se referme Gargantua, pour le lecteur laissé seul devant la dualité interprétative des deux solutions proposées à l’énigme en prophétie, interprétations inconciliables et pourtant inséparables, que rien ne permet de départager. Dans le Tiers livre, la perplexité s’épaissit quand la devineresse Panzoust et tous les autres prophètes disent à la fois que Panurge doit se marier et qu’il ne doit pas se marier. Dans les extraits qu’il propose à la vue du spectateur, le peintre montre justement une certaine prédilection pour les scènes de stupeur, dont le sens est instable : à grand renforts de sibylles, de prophètes, de prêtresses, de dieux descendus sur terre, il multiplie les scènes sibyllines, les gestes à double sens, et même la transcription de textes énigmatiques, parfois calligraphiés dans des alphabets illisibles, afin que le choix interprétatif soit rendu difficile, sinon impossible (fig. 5).

Le rire de Rabelais n’est pas oublié par le peintre, ni le goût pour l’ivresse et le boire. La sélection rabelaisienne de Garouste relève en effet également de l’autre lignée fondatrice évoquée plus haut, celle du Palace. Le peintre opère en effet chez Rabelais des choix de scènes particulièrement frappantes par les gesticulations, les danses désarticulées ou les postures provocatrices qu’elles mettent en branle. Les extraits ne forment pas une histoire, mais des aperçus captés par la toile. Le dispositif de mise en scène par la rupture renforce une poétique qui n’est pas celle de Rabelais. Chaque scène représentée à l’intérieur du cylindre ne peut être vue que séparée des autres, à cause de l’œilleton qui limite le champ de ce qui est visible, ne permettant de voir chaque contenu que coupé du reste, car ciblé exclusivement par la meurtrière métallique. Cette contrainte physique empêche toute saisie globale et synoptique de l’ensemble ; avant de coller son œil au pertuis, nulle possibilité de deviner quelle scène nous sera dévoilée. Comme dans cette surprise permanente de la vie nocturne du Palace où l’on ignore toujours quelle personnalité du spectacle ou du monde de la culture sera invitée [16], toute logique rationnelle, toute linéarité doivent être abandonnées, au profit d’une pure curiosité proche d’une pulsion voyeuriste pour les corps qui se montrent à l’intérieur.

Pour celui qui connaît l’œuvre rabelaisienne, donc, nulle possibilité d’anticiper, car il manque à la série de scènes le fil linéaire du récit. Pour celui qui ne connaît pas l’œuvre, c’est encore plus vrai. Tous, lecteurs initiés et néophytes, seront d’une manière ou d’une autre mis à égalité de saisissement, par le choc de ce qu’ils découvrent, noyés dans la surprise du séquençage imprévisible. Le peintre ménage ainsi pour tous une nouvelle initiation à l’œuvre rabelaisienne en introduisant de l’aléatoire y compris pour les connaisseurs, et alors même qu’il adapte l’œuvre de l’un des plus grands classiques français, il en donne une version décousue, mise en pièces, dégondée et remontée autrement. Par fragments fulgurants, les short cuts éloquents ou bizarres sont rythmés non par des transitions écrites mais par des colonnes peintes derrières lesquelles se cache parfois un personnage qui regarde la scène suivante, ou par de faux drapés qui découpent le ruban de la toile en scènes théâtrales isolées. Le tout s’apparente ainsi à une sorte de charade géante qui rattache encore l’ensemble à l’univers joyeux du spectacle, presque forain, comique et ludique.

Le jeu spectaculaire et l’envie de regarder sont renforcés par la hauteur de la toile qui, taillée pour des personnages de géants, interdit au spectateur de taille humaine de regarder par au-dessus. La taille des corps de géants, placés dans des postures qui entretiennent la pulsion scopique, incite chacun à devenir spectateur, parfois dans un grand effarement, en trouvant un trou dans la toile.

On perçoit cette surprise mêlée d’effroi et de jubilation dans les attitudes des personnages peints qui ont pour fonction de guider le regard du visiteur. Les attitudes et la direction des yeux induisent toutes sortes de poses déconcertantes ou déconcertées (fig. 6) : le géant, la sibylle ne montrent pas simplement leur cul, ils se tordent le cou pour regarder l’effet produit sur le spectateur, qui peut être représenté sur la toile par un personnage accroupi à proximité, lequel se cache les yeux pour ne pas voir. Non loin, d’autres scènes se jouent, d’où émerge un voyeur à demi caché. Dans ces scènes, les bras s’agitent jusqu’à se disloquer, se multiplier, sur un fond de couleur très lumineux, et les regards des acteurs muets de la pantomime semblent pris par une transe, révulsés, tournés vers le ciel, grimaçant comme Panurge qui se tire les yeux devant Thaumaste :

 

Panurge mist les deux maistres doigtz à chascun cousté de la bouche le retirant tant qu’il pouvoit et monstrant toutes ses dentz : et des deux poulses rabaissoit les paulpieres des yeulx bien parfonde- ment en faisant assez layde grimace selon que sembloit es assistans [17].

 

Plus loin, le regard plongé dans les trois paires d’yeux de la prêtresse, un initié est représenté dans la pose d’un suppliant à genoux, les yeux tournés vers le haut des degrés descendus, vers le damier, vers les écritures d’or, vers les caractères grecs. Il ne semble savoir quelle paire d’yeux de la prêtresse il convient de regarder, tandis que la « bonne lanterne » supposée éclairer la scène est absurdement posée derrière lui, ainsi que le mot panomphée « trinch », qu’il ne voit pas (ou plus ?). Plus loin, se détachant sur le bleu du ciel et auprès de la rivière où il a perdu sa cognée, le corps de Couillatris est représenté à cheval sur deux toiles peintes comme il l’est entre ses propres choix (fig. 7) ; il est stratégiquement émasculé par un œilleton, lui qui s’appelle ironiquement Couillatris… il louche et nous fait regarder vers sa cognée toute noire, alors que le regard tentateur de Mercure, quant à lui, montre les deux autres, la cognée d’or et la cognée d’argent. En ressort un univers panoptique où aucun jeu de regard – pas même celui du visiteur – ne vient à bout de la situation regardée.

 

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[14] « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire », selon la proposition n°6 d’Italo Calvino (Pourquoi lire les classiques, Paris, Gallimard, Folio, 2002, p. 10).
[15] Caroline Strasser, après avoir évoqué l’intérêt de Gérard Garouste pour l’anamorphose des Ambassadeurs d’Holbein, explique ainsi cette notion : « Il faut comprendre dans ce sens la notion d’“indianité” qu’introduit Garouste à propos du tableau : l’image est tributaire de la chaîne d’associations qu’elle provoque, et donc plus proche d’un délire que d’une construction classique. Le tableau alors n’est pas là pour ce qu’on y voit, mais repère d’une association » (Catherine Strasser, Gérard Garouste, Le Classique et l’Indien, Paris, Jacques Demase éditeur, 1984, p. 21). La suite de cet article montrera que les images peintes par Garouste pour représenter sa lecture de Rabelais fonctionnent essentiellement selon la loi des associations libres qu’elles provoquent chez le spectateur, surjouant l’indianité de Rabelais, notamment en démontant la narration pour la présenter en pièces détachées.
[16] Le Palace doit son succès à « un savant cocktail composé de stars du show-business, de personnalités de l’art et de la mode, d’intellectuels et d’une clientèle populaire mais “lookée” et “sexy”. Ainsi Thierry Mugler, Kenzo ou Yves Saint Laurent pouvaient y côtoyer Andy Warhol, Serge Gainsbourg, Mick Jagger, William Burroughs, Jack Lang, Jean-Paul Goude, Patrick Dewaere, la bande des Castors Juniors, François Baudot ou Roland Barthes. Emaer organise des fêtes exubérantes, tel le Bal vénitien en octobre 1978 imaginé avec Karl Lagerfeld, et ne recule pas devant les idées les plus folles. » (Gérard Garouste, catalogue d’exposition, Op. cit., 2022, pp. 225-227).
[17] Rabelais, Pantagruel, chap. XIX, p. 143.