Gustave Doré et Rabelais,
d’un éditeur à l’autre (1854/1873)

- Philippe Kaenel
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Fig. 33. G. Doré, L’Enfance de Pantagruel, v. 1873

Fig. 34. G. Doré, Le Néophyte, 1869

Fig. 35. G. Doré, Le Néophyte, v. 1868

Fig. 37. G. Doré, Le Poème de
la Vigne
, 1877-1882

Fig. 38. G. Doré, « La Dive
bouteille », 1873

Le cahier de répartition des sujets à graver témoigne enfin du cumul et de l’imbrication des divers travaux conduits par Doré ainsi que de sa surcharge de travail. Sur une des pages apparaît le croquis préparatoire très sommaire (fig. 32 ) de sa grande toile, Le Christ quittant le prétoire, peinte entre 1867 et 1872 (Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain). On y trouve encore diverses listes de sujets pour l’ouvrage qui l’occupe principalement autour de 1870, London, a Pilgrimage.Une lettre de Doré aux frères Garnier en date du 12 juillet 1872 (soit quatre ans après la signature du contrat), témoigne des retards et des difficultés rencontrées par l’artiste :

 

Monsieur,
Je vous retourne sous ce pli les épreuves que vous m’avez adressées et sous lesquelles j’ai indiqué les titres de chapitre auxquels elle se rapportent.
Je ne m’explique pas votre inquiétude au sujet de votre tirage du livre, et encore moins votre temps d’arrêt. Mon séjour à Londres n’est pas cause qu’aucun des bois manque aux graveurs. [...] Voilà que vous me parlez d’une déduction de 15 jours sur l’accomplissement de ce véritable tour de force. […] J’ai sur ma table une bonne quantité de grands bois qui sont à la veille d’être expédiés à MM. les graveurs [11]

 

Déclinaisons

 

L’iconographie rabelaisienne entreprise par Gustave Doré dans les années 1850 puis autour de 1870 est étayée par nombre d’archives et documents (contrat, esquisses, bois originaux, affiches, aquarelles dérivées, éventail décoratif, etc.) qui, ensemble, présentent de manière exemplaire l’entreprise artistique et commerciale de l’artiste.

A partir de son projet éditorial, Doré a transféré son iconographie dans d’autres supports. Alors que les illustrations de l’édition chez Bry furent reprises sur la scène théâtrale, celles de l’édition Garnier se virent transposées dans des peintures à l’huile et surtout dans un marché en pleine expansion que Doré investit avec énergie dans les années 1870 : celui de l’aquarelle, souvent en grande dimensions. En témoigne L’Enfance de Pantagruel (Strasbourg, Musée d’art moderne et contemporain), exposée à l’Union artistique en 1877 (fig. 33). D’autres illustrations ont servi de base à des peintures et surtout des gravures à l’eau-forte, un autre marché en plein essor, dans lequel Doré se lance dans les années 1870 et 1880, toujours en choisissant des formats hors normes. Le Néophyte, en 1876 (gravure sur Chine, 66 x 78,2 cm, fig. 34, dont on connaît également plusieurs grandes versions peintes, l’une à la cathédrale Our Lady of Los Angeles en Californie et l’autre au Chrysler Museum of Art, fig. 35) reprend ainsi une partie de la gravure figurant au Livre 1, chapitre XXVII, qui illustre l’épisode de l’assaut du clos de l’abbaye (fig. 36 ). L’une des déclinaisons rabelaisiennes les plus spectaculaires orne le pourtour du gigantesque vase décoratif intitulé Le Poème de la Vigne (1877-1882, Fine Arts Museums of San Francisco, fig. 37). Avec ses quatre mètres de haut, son poids de 2,7 tonnes, la sculpture renvoie certainement à la fameuse « Dive Bouteille » célébrée par Rabelais (fig. 38). Les proportions du vase sont les mêmes. Mais la lutte des angelots et des diablotins a été remplacée par une bacchanale de putti et satires, disposés en guirlande, dans le registre néo-rococo en vogue dans les arts décoratifs de la Troisième République.

Le monde de Rabelais, multipliant les registres, tant religieux que profanes, historiques ou fantastiques, a été amplifié par une caractéristique de l’œuvre de Gustave Doré : son intermédialité. C’est l’un des traits de la culture contemporaine du XIXe siècle, ceci à l’« âge de la reproduction mécanique », pour reprendre la très célèbre formule de Walter Benjamin en 1936. Il fallait en effet un artiste aussi polyvalent et aussi « mondialisé » (osons cette expression qui peut sembler anachronique) pour donner à voir un phénomène qui englobe les autres répertoires majeurs appropriés puis redistribués par Doré, qu’il s’agisse du monde de Dante, de l’iconographie religieuse ou de l’univers victorien [12]. On ne peut s’empêcher de penser à ce que Paul Valéry appellera « La Conquête de l’ubiquité » en 1928, à propos de la reproductibilité musicale [13] :

 

Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connais­sance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement la notion même de l’art. […] Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil.

 

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[11] Autographes, Carton 12 : Peintres Det-Fed. Paris, Bibliothèque de l’Institut National d'Histoire de l’Art, collections Jacques Doucet.
[12] Voir Dan Malan, Gustave Doré: Adrift on Dreams of Splendor, Saint Louis, Malan Classical Enterprise, 1995 ; Philippe Kaenel (dir.), Gustave Doré. L'imaginaire au pouvoir, Paris, Musée d'Orsay, Flammarion, 2014.
[13] Paul Valéry, « La conquête de l’ubiquité » (1928), in Œuvres, tome II, Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1960, pp. 1283-1287 (paru dans De la musique avant toute chose, éditions du Tambourinaire, 1928).