Gustave Doré et Rabelais,
d’un éditeur à l’autre (1854/1873)
- Philippe Kaenel
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Figs. 20 et 21. Contrat entre Gustave Doré et les
frères Garnier, 1868
Figs. 22 à 25. G. Doré, plan de répartition des bois
pour l’édition de Rabelais, vers 1868
Fig. 26. G. Doré, plan de répartition des bois
pour l’édition de Rabelais, vers 1868
Fig. 27. G. Doré, en-tête, 1873
Fig. 28. G. Doré, plan de répartition des bois
pour l’édition de Rabelais, vers 1868
L’illustrateur, les éditeurs et ses graveurs
Le contrat entre Doré et la Maison Garnier, dont l’original est en mains privées, et qui est daté du 17 juillet 1868, a été reproduit par Henri Leblanc dans son Catalogue de l’œuvre complet de Gustave Doré, en 1931 (figs. 20 et 21). Il donne des indications précieuses sur la part de l’artiste dans l’entreprise. Il vaut la peine de le citer largement :
[…] Il a été convenu ce qui suit ; MM Garnier désirant publier une grande et belle édition de Rabelais, ont prié Mr Doré, qui accepte, de leur faire les illustrations.
Mr Doré dessinera donc pour MM. Garnier frères cent bois de la dimension à peu près de ceux de la bible in-f° éditée par Mr Mame de Tours, c’est-à-dire mesurant vingt-cinq centimètres sur vingt, tels au surplus qu’ils lui ont été livrés par le fournisseur qu’il a désigné, Mr Kiessling.
Moitié de ces bois – c’est-à-dire cinquante, ou un plus grand nombre si Mr Doré le juge convenable, sera affectée chacune à une grande composition couvrant toute la surface du bois. Le surplus, c’est-à-dire les bois restants qui mesureront [deux] centimètres de plus que les précédents – sera couvert de sujets variés, plus petits, groupés sur toute la surface du bois de telle sorte qu’elle en renferme le plus possible.
Mr Doré se charge en outre de la gravure de tous ces dessins et veillera attentivement à ce qu’elle soit au moins aussi soignée que celles de ses productions antérieures du même genre & format.
De leur côté, MM Garnier frères s’engagent à payer à Mr Doré, à mesure de leur livraison, ces cent surfaces de bois, dessins & gravure comprise, à raison de huit cents francs l’une, soit pour le tout quatre-vingt mille francs.
A ce prix, MM Garnier frères acquièrent la propriété inaliénable et artistique du dessin & de la gravure de tous ces bois dont ils deviennent maîtres absolus, avec faculté d’en user à leur gré & fantaisie. Cependant, ils ne s’en serviront pas pour l’illustration d’autres ouvrages sans le consentement du dessinateur.
Mr Doré en outre, transportera sur toile pour MM Garnier frères, un suet de Rabelais, & cela à titre gracieux et gratuit, promesse dont ils prennent acte. Tous ces bois, dessins et gravures devront être terminés pour fin juillet mille huit cent soixante-neuf […].
En d’autres termes, les éditeurs et l’artiste comptent une année de travail pour la finalisation des illustrations et la livraison des xylographies pour l’impression, ce qui représente près d’une dizaine d’unités par mois, comprenant des hors-textes et des dizaines de petits sujets.
On note encore que les éditeurs obtiennent les droits exclusifs des dessins et gravures, ce qui prive l’artiste de tous revenus ultérieurs sur ce travail (une situation qui heurte nombre d’illustrateurs au XIXe siècle et que Doré tentera de contourner, sans succès, en éditant et en diffusant via sa galerie londonienne l’édition de The Rime of the Ancient Mariner de Samuel Coleridge en 1875).
Surtout, le contrat confie à Doré non seulement la répartition, mais encore la gravure des bois : un travail qui vient en déduction de ses honoraires et qui fait de lui l’éditeur responsable pour la partie iconographique.
Par chance, le cahier contenant la répartition des bois, des sujets, des formats aux divers graveurs a été conservé en mains privées (figs. 22 à 25). C’est un document exceptionnel qui donne une idée de la planification des sujets, de leur hiérarchisation, en bref, de la lecture que Doré applique en amont aux livres qu’il illustre. On pourrait penser que le cahier est le répertoire récapitulant les bois gravés. Il n’en est rien, comme l’indique une note manuscrite liminaire d’un des héritiers de l’artiste, le Dr. Joseph Michel : « Ces dessins ont été composés immédiatement après la signature du traité avec Garnier. En les faisant Gustave Doré voulait se rendre compte du nombre d’illustrations à faire et des graveurs auxquels il donnerait les bois à exécuter ». Cela explique l’inversion de nombre de croquis par rapport aux illustrations finales (on sait que cette inversion est due à l’impression). Par exemple, l’en-tête du Livre 2, chapitre XI (gravure que Doré attribue à Jonnard) comme celui du livre 4, chapitre XLI (on note que Doré indique également en marges les hauteurs des bois, soit 13 centimètres et 4,4 centimètres) sont clairement inversés entre le projet esquissé et la version imprimée (figs. 26 et 27). Par ailleurs, certains croquis n’ont pas été suivis « à la lettre », Doré modifiant la disposition de divers éléments. Nous avons donc affaire aux esquisses, ou plutôt au synopsis graphique d’une illustration qui maximise, comme l’exige le contrat, l’occupation des surfaces à graver : les sujets, en-têtes et culs-de lampe ne sont pas disposés dans l’ordre des chapitres. Souvent sont disposés sur une même planche des croquis destinés aux divers livres composant Gargantua et Pantagruel. Enfin, on trouve occasionnellement des légendes de Doré (« p. 30 de la grande édition », « p. 26 de la grande édition ») qui semblent indiquer que le texte était déjà composé, au moins dans la première phase de production, les éditeurs cherchant à prendre de l’avance (fig. 28). Ce cahier n'a donc pas été « immédiatement » réalisé après signature du contrat, mais dans les semaines qui ont suivi.
En première page du cahier, Doré s’est plu à titrer au crayon, en majuscules : « GUSTAVI AUREI Maxima // et minima » (fig. 29 ) : un jeu de mot sur son nom (« doré ») et une allusion aux grands formats et petits motifs composant le projet d’illustration – peut-être une allusion au fait, plus général, qu’il exécute de grandes et de petites choses... Puis sur la page suivante sont listés les principaux graveurs : Pannemaker, Pisan, Joliett, Gusman, Jonnard et Méaulle. Puis la plupart des sujets sont attribués à des graveurs spécifiques, on l’imagine selon leurs spécialités et pour respecter un équilibre dans les commandes.
Enfin, pour compléter cet aperçu, il faudrait dépouiller et faire concorder les multiples épreuves intermédiaires de vérification (les « fumés »), certaines signées par le dessinateur pour les valider, conservées à la Bibliothèque nationale. Quelques fumés sont corrigés au lavis et à la gouache (fig. 30), d’autres sont restés inédits, le motif gravé n’ayant pas été retenu au bout du compte. Parmi ces derniers, relevons l’exemple rare d’un fumé inédit et inachevé, portant le commentaire du graveur Jean Gauchard à l’attention du dessinateur : « Voici la tête complètement finie. Je puis ramener les restes dans ce ton fait et continuer. Je vous serre la main » (fig. 31). Cette épreuve comme les autres donne une idée de la complexité du processus d’illustration fait de va-et-vient et d’ajustements successifs.