Gustave Doré et Rabelais,
d’un éditeur à l’autre (1854/1873)

- Philippe Kaenel
_______________________________

pages 1 2 3 4
partager cet article   Facebook Linkedin email
retour au sommaire

Fig. 1. Œuvres de François Rabelais,
contenant la vie de Gargantua et
celle de Pantagruel
, 1854

Fig. 2. Œuvres de Rabelais, 1873

Fig. 5. Œuvres de François
Rabelais
, 1854

Fig. 6. Œuvres de François Rabelais, 1854

Fig. 9. A. Albert, maquette de
costume, 1855

Fig. 10. G. Doré, « Alors, choqua
de son grand arbre contre le
château […] », 1854

Résumé

Rabelais est le seul auteur que Gustave Doré a illustré à deux reprises, dans une édition populaire en 1854 et une autre, de luxe, en 1873 en deux volumes in folio. A travers ces ouvrages, Doré a complètement redéfini l’image ou les images associés à l’œuvre de Rabelais. L’étude se base également sur des archives et documents inédits qui permettent de mieux comprendre les pratiques et les enjeux de l’édition illustrée au XIXe siècle.

Mots-clés : François Rabelais, Gustave Doré, Paul Lacroix, contrat, Editions Garnier

 

Abstract

Rabelais is the only writer that Gustave Doré has illustrated twice, first in the 1854 popular edition and later on with an in-folio two volumes expensive edition in 1873. With these publications, Doré has thoroughly redefined the image or the visions associated with Rabelais. This study also presents unpublished archives and documents which enable us to better understand what is at stake in the uses of 19th-Century illustrated editions.

Keywords: François Rabelais, Gustave Doré, Paul Lacroix, contract, Garnier Editions

 


 

 

Gustave Doré s’est tourné vers l’œuvre de Rabelais à deux occasions – un cas unique dans son parcours : une première fois au tout début de sa carrière d’illustrateur, dans une édition bon marché chez l’éditeur Bry, avec les Œuvres de François Rabelais en 1854 [1] (fig. 1) ; et une seconde fois, vers la fin de sa vie, en 1873, avec les deux somptueux volumes intitulés Œuvres de Rabelais (fig. 2) [2]. Curieusement, la première édition ne figure pas dans la liste des travaux passés et projetés que Doré élabore dans un fameux texte autobiographique datant de 1865 environ. Conservé en mains privées, ce manuscrit de la main de sa mère a été retranscrit assez fidèlement par la journaliste américaine Blanche Roosevelt et par les responsables de la traduction française de cette biographie en 1887. Alors qu’il entame son projet de collection luxueuse des chefs d’œuvre de la littérature mondiale, dans la seconde moitié des années 1850, Doré évoque sa crainte de se voir trop assimiler au « moyen âge bouffon » : « je craignis que la trop grande production dans le même genre me fît assigner par l’opinion une spécialité, ce que je redoutais au-dessus de tout » [3].

 

Prélude : l’édition « populaire » de 1854

 

Dans sa conversion au métier d’illustrateur, Doré se voit soutenu et encadré en 1854 par une personnalité prolifique : Paul Lacroix (1806-1884). Ecrivain, conservateur à la bibliothèque de l’Arsenal, il est également un historien connu sous le pseudonyme du Bibliophile Jacob qui, en 1851, vient justement d’éditer chez Bry des brochures réunissant ses fictions romanesques. Un de ces récits est intitulé La Servante de Rabelais (fig. 3 ). Par ailleurs, le Bibliophile Jacob vient de publier Le Moyen âge et la Renaissance : histoire et description (cinq volumes richement illustrés paraissent entre 1848 et 1851) ainsi que les Costumes historiques de la France d’après les monuments les plus authentiques, statues, bas-reliefs, tombeaux, sceaux, monnaies, peintures à fresque, tableaux, vitraux, miniatures, dessins, estampes, &., &. […] (1852), autant d’ouvrages dans lesquels le jeune Doré va sans nul doute puiser (figs. 4  et 5). C’est également Paul Lacroix qui rédige la notice historique très savante introduisant l’édition en 1854 des Œuvres de François Rabelais contenant la vie de Gargantua et celle de Pantagruel, augmentées de plusieurs fragments et de deux chapitres du Ve Livre restitués d’après un manuscrit de la Bibliothèque Impériale, précédées d’une notice historique sur la vie et les ouvrages de Rabelais augmentée de Nouveaux Documents par P. L. Jacob Bibliophile : un octavo dont le texte est imprimé sur deux colonnes, sur du papier bon marché, enrichi de 15 illustrations en pleine page (sur du papier couché de meilleure qualité) ainsi que de 89 vignettes gravées sur bois (fig. 6). Notons que la « notice historique » en question est suivie par une surprenante dédicace de l’éditeur en pleine page :

 
A mon Ami
Gustave Doré
J. Bry Ainé 

 

Le premier projet d’illustration de Rabelais résulte ainsi de la convergence d’intérêts d’un érudit passionné par le Moyen Age et la littérature de la première Renaissance ; d’un éditeur spécialisé dans des éditions bon marché et désireux d’occuper un créneau éducatif à travers une collection de « Chefs-d’œuvre européens » (un concept que Doré va reprendre à son compte) ; et d’un jeune artiste actif dans la presse satirique, souhaitant quitter le dessin d’actualité et désireux d’acquérir un statut d’illustrateur. En même temps, le projet n’aurait pas vu le jour si l’œuvre de Rabelais n’était pas en train de connaître un regain d’intérêt, porté par des auteurs comme Charles Nodier, Philarète Chasle, Gérard de Nerval, Victor Hugo, Théophile Gautier, Alexandre Dumas et Honoré de Balzac, accompagnant l’institutionnalisation de l’écrivain qui représente dès lors une certaine identité gauloise [4]. Dans le frontispice du volume de 1854, Doré va jusqu’à faire de Rabelais la figure tutélaire des écrivains passés et présents (fig. 7 ).

Dès les années 1850, le nom de Rabelais revient sur le devant de la scène par le biais de périodiques (Pantagruel. Organe des oisons bridés en 1855 ; le Rabelais, en 1857, qui recycle sur les illustrations de Doré (fig. 8 ) ; Panurge illustré de ceci et de cela, ni politique ni littéraire en 1861 ; Rabelais. Journal scientifique, artistique et narcotique en 1862, l’Almanach de Pantagruel à la portée de tous et l’Almanach de Gargantua à la portée de tous en 1866, etc.). Signe du succès rencontré par l’entreprise de Bry, Lacroix et Doré, Pantagruel : opéra-bouffe en deux actes est mis en scène à Noël, en 1855, au Théâtre de l’Opéra-Le Peletier. Le spectacle, repris en 1857 et 1866, s’inspire très directement de l’édition illustrée par Doré (figs. 9 et 10).

Trente ans plus tard, Paul Lacroix confirme cet engouement auprès de la journaliste Blanche Roosevelt : « Je ne puis vous rendre la sensation qu’il fit. On n’entendait que les noms de Doré et de Rabelais ; on ne parlait que du livre merveilleux, des illustrations plus merveilleuses encore. On ne voulait pas croire que l’auteur fût un jeune garçon ; on me jetait des démentis au visage » [5]. Lacroix décrit également le jeune illustrateur en lecteur :

 

Il m’avait communiqué qu’il lisait Rabelais, et que les œuvres du jovial prêtre le charmaient ; mais je ne me doutais pas que si vite il se mettrait à illustrer l’édition que je faisais. Il va sans dire que j’en fus enchanté car j’avais foi en lui et je tenais à lui fournir toutes les occasions possibles de se distinguer. Personne, plus que moi, n’a ressenti de joie en voyant, noir sur blanc, tous ces personnages […] Il venait d’éterniser le nom de Rabelais [6].

 

Les illustrations de Doré proposent une première « lecture visuelle » de l’œuvre de Rabelais. Rétrospectivement, elles peuvent être assimilées au « réalisme grotesque » ou au « grotesque médiéval » selon Mikhaïl Bakhtine [7]. En effet, le jeune dessinateur n’hésite pas à mettre en image divers épisodes scatologiques du récit, comme lorsque Gargantua arrive à Paris (le cheval du héros écrase de son crottin le peuple de Paris, puis Gargantua en train de pisser sur la population (fig. 11 ). Jamais ces épisodes n’avaient été l’objet de dessins ou de gravures avant Doré.

 

>suite
sommaire

[1] Œuvres de François Rabelais, contenant la vie de Gargantua et celle de Pantagruel, augmentées de plusieurs fragments et de deux chapitres du Ve livre, précédées d'une notice historique sur la vie et les ouvrages de Rabelais, augmentée de nouveaux documents, par P.-L. Jacob. Nouvelle édition, revue sur les travaux de J. Le Duchat et de S. de L’Aulnaye, et accompagnée de notes succinctes et d’un glossaire, par Louis Barré, illustrations par Gustave Doré, Paris, J. Bry, 1854 Gr. in-8°, 340 p.
[2] Œuvres de Rabelais. Texte collationné sur les éditions originales avec une vie de l'auteur, des notes et un glossaire [par Louis Moland]. Illustrations de Gustave Doré, Paris, Garnier, 1873, 2 vol., in-folio, 584 p. Ces quelques lignes reprennent des éléments de mon étude : « Le livre en représentations : Gustave Doré et Rabelais », Les Nouvelles de l’estampe, 2023, pp. 1-18.
[3] L’extrait autobiographique est ici cité d’après la version originale manuscrite.
[4] Sur la réception de Rabelais, voir notamment : Charles Morice, Les Textes de Rabelais et la critique contemporaine, Paris, Mercure de France, 1905 ; Jacques Boulenger, Rabelais à travers les âges. Compilation suivie d’une bibliographie sommaire de l’œuvre de maître François, comprenant les éditions qu’on en a données depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, d’une étude sur ses portraits [par Henri Clouzot] et d’un examen de ses autographes [par Seymour de Ricci], Paris, Le Divan, 1925 (en ligne sur Gallica. Consulté le 28 mai 2024) ; Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle. Histoire d’un malentendu, Dijon, Editions universitaires de Dijon, 2009 ; Marcel De Grève, La Réception de Rabelais en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Genève, Champion, 2009.
[5] Paul Lacroix cité dans Blanche Roosevelt, La Vie et les œuvres de Gustave Doré, d’après les souvenirs de sa famille, de ses amis et de l’auteur, traduit de l’anglais par M. du Seigneux, préface par Arsène Houssaye, Paris, Librairie illustrée, 1887, p. 134 (en ligne sur Gallica. Consulté le 28 mai 2024).
[6] Ibid., pp. 134-135.
[7] Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.