Gustave Doré et Rabelais,
d’un éditeur à l’autre (1854/1873)

- Philippe Kaenel
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Fig. 12. Œuvres de Rabelais, 1873

Fig. 13. G. Doré, fumé pour l’édition de 1873

Fig. 14. Œuvres de François
Rabelais
, 1854

Fig. 15. F. Rabelais et A. Derain, Les horribles et
espouvantables Faictz et Prouesses du très renommé
Pantagruel
, 1943

Figs. 16 à 19. G. Doré, fumés pour l’édition de 1873

L’édition de luxe de 1873

 

Les deux volumes parus aux éditions Garnier en 1873 (fig. 12) reflètent toujours le statut ambigu de l’œuvre de Rabelais, populaire, savante et destinée au lectorat bourgeois de la Troisième République, qui fait écho aux destinataires du texte original : la bourgeoisie urbaine montante du XVIe siècle. Doré, entretemps, a acquis une stature internationale à travers ses publications et son ouverture au marché anglo-saxon qui, avec l’éclatement de la guerre de 1870, retarde l’édition prévue chez Garnier en 1866. En effet, il travaille activement pour sa galerie londonienne, la Doré Gallery et entame l’illustration d’un volume dont l’iconographie est particulièrement complexe car elle le contraint à effectuer une sorte de reportage dans la société anglaise et les divers quartiers de la capitale : il s’agit de London, a Pilgrimage, sur un texte du journaliste Blanchard Jerrold (Londres, Grant and Co, 1872). Alors que montent les tensions entre la France et la Prusse, et qu’il est contraint comme tant d’autres à l’exil temporaire en Angleterre ou au refuge à Versailles, l’illustration de Rabelais lui permet de revenir sur l’œuvre d’un écrivain de plus en plus en plus identifié à l’esprit français. Doré le lie graphiquement à l’idée même de la République dans une illustration significative. En effet, une vignette en tête du prologue de Gargantua montre Rabelais assis à côté d’une muse ailée, coiffée d’un bonnet phrygien qui la transforme en une sorte d’incarnation de la République française (fig. 13).

Il n’est pas possible en quelques lignes de rendre compte de la richesse et de l’inventivité de l’iconographie déployée par Doré dans l’édition de 1873. Il faut rappeler que, sur le plan iconographique, les deux volumes de 1873 contiennent, en plus d’un portrait hors-texte de Rabelais, 29 hors-textes et 407 vignettes dans le premier tome, et 31 hors-textes et 251 vignettes dans le second. Parmi celles-ci, 98 illustrations sont reprises de l’édition de 1854 et 7 autres proviennent des Contes drolatiques de Balzac parus à la Société Générale de Librairie en 1855. On reconnaît aisément les illustrations de la première édition (plus linéaires, plus excentriques et « romantiques ») de celles composées pour la seconde, qui témoignent du métier acquis par Doré entretemps. Le public doit débourser deux cents francs pour l’édition courante (une somme très importante) et jusqu’à cinq cents francs pour un tirage sur Chine (fig. 14).

Le « Rabelais de Doré » devient ainsi un point de repère dans l’histoire de ses interprétations graphiques. Albert Robida, en 1885 et 1886, peu après la mort de Doré, donne à Librairie illustrée deux tomes de 500 pages illustrés de zincographies en noir et en couleur, selon le procédé que Charles Gillot venait de mettre au point. En Angleterre, peu après 1900, William Heath Robinson reprend de manière explicite certaines illustrations de Doré [8].

Comme le relève Anne-Laure Marandin à propos de la figuration des géants,

 

[…] les illustrations de Samivel, Collot et Debeurme témoignent d’une reprise de cet imaginaire rabelaisien tel qu’il s’élabore dans les illustrations de Doré. Chez Battaglia et Dubout, certaines images signalent également, dans une moindre mesure, l’influence des représentations de l’artiste. La couverture du Gargantua illustré par Samivel est sans doute l’une des figurations les plus saisissantes dans leur réactualisation de l’image du géant selon Doré : doté de trois mentons, le bas du visage du personnage éponyme forme un demi-cercle parfait [9].

 

D’autres artistes vont au contraire affirmer leur volonté de renouveler l’iconographie rabelaisienne. C’est le cas d’André Derain (fig. 15) qui, dans Les Horribles et espovantables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel, roy des Dipsodes, fils du grand géant Gargantua (Paris, Albert Skira, 1943), prend le contrepied de la pratique de la gravure d’interprétation qui caractérise les illustrations de Doré pour revenir au principe de la gravure originale, qui plus est aquarellée à la main sous la direction de l’artiste, ceci pour renforcer le caractère « populaire » d’un livre tiré, en ce qui concerne l’édition courante, à 250 exemplaires. François Chapon, au nom de l’idée de la communion spirituelle entre le peintre et le livre, affiche un certain mépris pour l’œuvre de Doré qu’il juge descriptive (mais qu’est-ce qu’une illustration descriptive ?) :

 

L’imagination de Gustave Doré avait épuisé pour longtemps les ressources du descriptif. La sensibilité plastique de Derain, son immense savoir, son génie assimilateur ont saisi que la correspondance ne serait obtenue qu’à partir d’une substance aussi savoureuse, aussi évocatrice en son domaine que, dans celui du langage, le vocabulaire de Rabelais [10].

 

L’apport de la couleur est ce qui distingue radicalement l’œuvre de Doré des illustrations de ceux qui l’ont suivi, comme le montre une édition qui tente de rivaliser avec lui : celle d’Albert Dubout, composée de trois volumes comprenant de nombreuses compositions en couleurs (Paris, Gibert Jeune, 1935-1937).

Un thème iconographique récurrent singularise les deux tomes de 1873. Il s’agit de la mise en abîme des livres, un sujet fréquent dans la fiction rabelaisienne. On se souvient que, dans Pantagruel, Panurge s’exclame : « “Et par Dieu ! je ferai un livre de la commodité des longues braguettes, quand j’aurai plus de loisir.” De faict en composa un beau et grand livre avecques les figures ; mais il n’est pas encore imprimé, que je sçache » (éd. 1873, t. I, Livre II, chap. 15). Doré rebondit sur ce passage « avecques ses figures ». Nombre de ses vignettes figurent des livres, en particulier sous la forme de culs-de lampe ou d’en-têtes (figs. 16 à 19) qui sont les espaces quelque peu hors-diégèse, encadrant et commentant le récit dans de grands in-folio de dimensions gargantuesques…les deux tomes des Œuvres de Rabelais pourraient ainsi être vus comme les extensions métonymiques des livres mis en images au fil des pages.

 

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[8] The works of Mr. Francis Rabelais, doctor in physick, containing five books of the lives, heroick deeds and sayings of Gargantua and his sonne Pantagruel, Thomas Urquhart et Pierre-Antoine Motteux (trad.), London, Grant Richards, 1904. Voir Anne-Laure Marandin, « Le Rabelais de Gustave Doré » (en ligne au format PDF. Consulté le 28 mai 2024).
[9] Anne-Laure Marandin, Du texte à l’image : illustration, adaptation et interprétation de Gargantua et Pantagruel par des dessinateurs du XXe siècle, Mémoire de Master 2, Ecole normale supérieure de Lyon, 2011-2012, pp. 201-202 (en ligne. Consulté le 28 mai 2024).
[10] François Chapon, Le Peintre et le livre, l’âge d’or du livre illustré en France 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987, p. 155.