L’image est la création d’une vision singulière, comme en témoigne ici ce mouvement de renversement. Elle imprime dans le sujet regardant et le nourrit, laisse sa trace, c’est ce que Bailly nomme plus loin « la puissance de déposition », une certaine présence de l’image qui nous marque. Et qui marque la littérature, comme en témoigne sa dissémination dans une pluralité de textes. Surya rappelle encore que l’image est reprise, par exemple, dans le récit posthume Ma Mère.
S’ouvre une scène de l’attraction où le spectateur est happé, selon le fameux ravissement qu’évoque Bataille, au croisement du ravissement extatique ou délirant et de l’enlèvement, effort de dénudation où quelque chose en nous se déchire pour poursuivre cette ouverture à l’altérité du monde, à la faveur d’une expérience de la ressemblance informe. Aussi Lo Duca évoque-t-il en ces termes la manière dont Bataille fait l’expérience du visible :
Dans le supplice chinois des cents morceaux, il se laisse attirer par la vision d’un homme transfiguré, extatique, sous le rasoir du bourreau qui le découpe vivant à la joie des badauds. Bataille ne se laissa pas ébranler par le fait que l’instantané n’a fixé qu’une fraction éphémère de l’expression du supplicié et que, de toute manière, dans les mains d’un carabin facétieux, on peut faire rire un cadavre en manipulant l’orbiculaire des lèvres : la certitude que le supplicié a reçu une forte dose d’opium ne sème pas le doute […] [15].
Cette expérience devient une expérience esthétique qui laisse ébahi, qui stupéfait par l’impossible qu’elle montre et dont pourtant elle prouve la possibilité : elle représente une sorte d’acmé du visible, si in-croyable que le sujet voudrait ne pas y croire, incapable de le ramener au discursif. Et malgré l’horreur qui demeure intolérable, le supplicié communique à son spectateur une intimité violente (fig. 2).
Ainsi, dans Le Coupable, texte publié en 1944 mais écrit à partir de 1939, Bataille témoigne de plusieurs éléments, glissés de manière fragmentaire, comme des surgissements instantanés. Ces différentes références sont écrites entre septembre 1939 et mars 1940 : « Je viens de regarder deux photographies de supplice. Ces images me sont devenues familières : l’une d’elles est néanmoins si horrible que le cœur m’a manqué » [16]. Bataille témoigne ici d’un mouvement physique par rapport à l’intolérable de l’image. Le visuel impulse un tel mouvement qu’il affecte le corps, atteste cette « puissance de déposition ». Il ajoute plus loin :
Les images de ravissement trahissent. Ce qui est là est entièrement à la mesure de l’effroi. L’effroi l’a fait venir : il fallut un fracas violent pour que cela soit là. (…) Sur le mur de l’apparence, j’ai projeté des images d’explosion, de déchirement. Tout d’abord, j’avais pu faire en moi le plus grand silence. Cela m’est devenu possible à peu près toutes les fois que j’ai voulu. Dans ce silence souvent fade, j’évoquai tous les déchirements imaginables. Des représentations obscènes, risibles, funèbres, se succédèrent. J’imaginai la profondeur d’un volcan, la guerre, ou ma propre mort [17].
S’instaure, pour Bataille lecteur, une tension entre la preuve, la matérialité de l’horreur et l’angoisse qu’il suscite en l’individu. Et cette notion d’angoisse a un sens très fort chez Bataille, elle est une angoisse profondément ontologique. C’est un véritable vacillement du rapport au monde. Bataille intègre l’image du supplicié, qui le bouleverse, à ces représentations qui le happent au cœur du silence ontologique. Il interroge ce que suscite en lui l’image : elle se fait expérientielle. Et à l’image de la déchirure, ouverture ou dénudation de soi, s’imprime cette déchirure physique qui est celle du supplicié.
Qu’une image de supplice me tombe sous les yeux, je puis, dans mon effroi, m’en détourner. Mais je suis, si je le regarde, hors de moi… La vue, horrible, d’un supplice, ouvre la sphère où s’enfermait (se limitait) une particularité personnelle, elle l’ouvre violemment, la déchire [18].
Ainsi Bataille explicite cette idée d’une dénudation de soi comme abandon du masque social, comme recherche d’une authenticité de l’être, mise en jeu et épreuve de soi : comme défiguration. L’image du supplice se fait l’écho d’un véritable gouffre psychique. « Je suis hanté par l’image du bourreau chinois de ma photographie, travaillant à couper la jambe de la victime au genou : la victime liée au poteau, les yeux révulsés, la tête en arrière, la grimace des lèvres laisse voir les dents » [19]. Il écrivait, dans ses brouillons : « Je suis rongé par l’image du bourreau » [20]. On voit combien, dans une pratique diaristique, surgissent à l’envi des références à cette image, au moins quatorze ans après la première rencontre avec cette dernière, une rencontre qui expose un rapport toujours renouvelé à sa réception, dans un mouvement de contamination : le vocabulaire de l’auteur est sans équivoque sur ce point. Et la rencontre, épiphanie intime, avec l’image, pousse à l’écriture, la suscite comme mouvement d’ouverture et de transmission de sa propre expérience fugitive de défiguration. Toujours dans les brouillons, qui ne sont donc pas publiés dans les premières éditions (il faudra attendre la publication des œuvres complètes, 1999), Bataille lie un autre événement important de sa vie, à savoir un lien fort à la méditation, à cette photographie.
Lorsque, au milieu des années 1930, Bataille élabore une réflexion sur la méditation c’est en la liant à une tentative de recherche d’authenticité ontologique, notamment en s’appuyant sur les cultures orientales. Elles font l’objet de son œuvre philosophique du début des années 1940 : L’Expérience intérieure. Il cherche à développer une pratique, donc à dépasser le caractère trop limité de la création et de la forme de l’essai pour s’appuyer sur un vrai rapport au corps. Un détour par une réflexion sur l’érotisme lui permet de revenir à la pratique méditative, en sollicitant des éléments propres à l’imaginaire du supplicié et de l’image.
Brusquement, je me sens devenu un sexe en érection, avec une intensité récusable (la veille, je m’étais de la même façon, sans avoir rien voulu, dans l’obscurité, changé en arbre : mes bras s’étaient dressés au-dessus de moi comme des branches). L’idée que mon corps même et ma tête n’étaient plus qu’un pénis monstrueux, nu et injecté de sang, me sembla si absurde que je crus défaillir de rire. Je pensais alors qu’une érection si tendue ne pouvait se terminer que par l’éjaculation : une situation aussi comique devenait à proprement parler intolérable. Je ne pouvais d’ailleurs pas rire à tel point la tension de mon corps était forte. Comme le supplicié, je devais avoir les yeux révulsés et ma tête s’était renversée en arrière. Dans cet état, la représentation cruelle du supplice, du regard extatique, des côtes sanglantes mises à nu, me donna une convulsion déchirante : un jaillissement de lumière me traverse la tête de bas en haut aussi voluptueux que le passage de la semence dans le sexe [21].
[15] G. M. Lo Duca, dans G. Bataille, Œuvres complètes X, Op. cit., pp. 17-18.
[16] G. Bataille, Le Coupable, dans Œuvres Complètes V, Paris, Gallimard, 2009.
[17] Ibid., pp. 268-269.
[18] Ibid., p. 272.
[19] Ibid., p. 275.
[20] Ibid., p. 517.
[21] G. Bataille, L’Expérience intérieure, dans Œuvres complètes, V, Op. cit., pp. 517-518.